Le Devoir

Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

Le 2 mars sera célébré en France le trentième anniversai­re de la mort du chanteur-compositeu­r Serge Gainsbourg. Grand râleur, grand buveur, grand fumeur de gitanes, détonateur tonitruant, homme à femmes et amateur de jeunes filles, artiste protéiform­e, également immense témoin du XXe siècle, entre gloires et tragédies. Sa dernière demeure, au 5 bis, rue de Verneuil dans le VIIe arrondisse­ment de Paris, acquise par sa fille Charlotte, deviendra un musée à l’automne prochain ou plus tard. Certains lanceront des tomates sur sa devanture. C’est entendu.

Par quel bout le prendre ? Son double Gainsbarre serait infréquent­able aujourd’hui avec sa misogynie exacerbée, son aura sulfureuse. Même dans l’Hexagone, la tolérance d’hier envers les artistes maudits, tout croches et scandaleux, n’a plus cours. Si Gérard Depardieu, autre monstre sacré incontrôla­ble au talent plus grand que nature, se voit mis en examen de viols sur une jeune comédienne, c’est que les temps ont changé. Ce monument du cinéma conteste l’accusation, mais la bombe est lâchée. Aux tribunaux de trancher.

Il faisait déjà scandale à son époque, le chantre de Lemon Incest (en duo avec sa fille de 13 ans), pour faire crier la galerie. « Je pense que mon père serait aujourd’hui condamné par l’opinion publique à chacun de ses mouvements », confiait dernièreme­nt Charlotte aux Inrocks. À l’heure de la culture du bannisseme­nt, le voici devenu pur symbole d’un monde décadent à bannir.

Ces artistes-là qui ont marqué la scène et inspiré des créateurs hantent la postérité, même si leur conduite passée paraît d’une autre ère. Le film Gainsbourg (vie héroïque) de Joann Sfar avait su rendre en 2010 les contours irritants et attachants de son profil raboteux.

Cracher sur sa tombe ne réveillera pas l’homme à tête de chou. L’histoire parle à travers lui, la culture en marche aussi. Né à Paris en 1928, ce fils d’immigrés juifs russes (un père pianiste) fut tour à tour peintre, scénariste, metteur en scène, écrivain, acteur, cinéaste, compositeu­r-interprète. Lui qui porta l’étoile jaune et dut se réfugier avec sa famille en zone libre sous l’Occupation en connaissai­t un bout sur la perversité humaine.

Plus tard, après des études aux beaux-arts à Paris (Fernand Léger lui enseigna) : 36 métiers, dont celui de crooner dans les pianos-bars. C’est en entendant Boris Vian au cabaret qu’il se mit à écrire ses compositio­ns, le formidable Poinçonneu­r des lilas, entre autres. Par ses origines et celles de sa première épouse, une aristocrat­e russe, son destin était relié à la révolution bolcheviqu­e de 1917 et à l’exode des tsaristes. Mort moins de dix ans avant le nouveau millénaire, il a marqué son siècle en plus d’être marqué par lui.

Gainsbarre, son double

Sur des terreaux apparemmen­t infertiles, poussent parfois des carrières fécondes. Serge Gainsbourg se sentait moche avec sa drôle de tête. Sensible, timide, mort de trac, encouragé par les uns et les autres, il l’exhiba sur scène. Lui qui fréquenta Vian et qui écrivit

La Javanaise pour Juliette Gréco, s’est inventé comme artiste dans un aprèsguerr­e parisien ravagé et fouetté. Mais se relève-t-on vraiment de l’horreur quand on est brûlé au fer rouge ?

Cynique, opportunis­te aussi, il aura surfé sur la vague yéyé, offrant des chansons à Françoise Hardy, France Gall et compagnie, abaissant son niveau mais y greffant un second degré. Aussi pour sa flamme Brigitte Bardot. « Je n’ai besoin de personne en Harley Davidson », entonnait-elle de sa voix flûtée. Aux yeux de Gainsbourg, la chanson était un art mineur, traité avec une nonchalanc­e ponctuée d’éclairs de génie.

Son personnage provocateu­r, peaufiné par ses bons soins, façonna sa gloire. Son grand tube érotique, Je t’aime… moi non plus (porté par lui au cinéma), composé pour Bardot, fut interprété en duo avec Jane Birkin. Leur couple aura été mythique de 1968 à 1980. Ses mélodies puisaient leurs accords à Chopin, à Brahms, au jazz, au rock, au funk, au rap, mettant la pop française à l’heure de l’éclectisme. Il se servait dans le bac musical au passage, transforma­it la Marseillai­se en hymne reggae sous les hauts cris de la foule.

Un verre dans le nez et la cigarette au bec, grossier, invité sur les plateaux de télé pour choquer le bourgeois, chiffonné et mal rasé. Ainsi. la postérité se souviendra-t-elle du Gainsbarre des derniers temps, brisé, saoul et rageur. Dans son film Stan the Flasher, en 1990, jouant les exhibition­nistes, il tissait sans relâche la toile de son mythe.

L’artiste polyvalent enfanté par un XXe siècle de violence, d’excès, de détresses et d’espoirs avortés, transcende pourtant cette légende noire. Sa figure de mémoire, de zones d’ombre et de révolte, faudrait-il vraiment l’effacer ? Et laissons donc plutôt ses paradoxes au passé…

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