Le Devoir

Catherine Ocelot et le cinéma de l’inconscien­t

Au moment où les salles obscures se déconfinen­t, entretien avec la bédéiste sur les dialogues que peut provoquer le septième art

- DOMINIC TARDIF

Catherine Ocelot a récemment senti la souveraine nécessité de revoir Terminator 2 (1991), de James Cameron. « Je me débattais avec une scène de mon prochain livre », explique-t-elle, à la fois effarée et amusée par ses propres mécanismes mnémonique­s « et je me suis dit : “Il faut que je regarde

Terminator 2”, même si je ne voyais aucun lien avec mon livre. Je l’ai regardé sans me poser de question et puis j’ai compris pourquoi il fallait que je le voie. »

Conclusion ? C’est la scène de l’évasion de l’hôpital psychiatri­que que quelque chose en elle lui commandait — étrangemen­t, impérative­ment — de visionner. « Je me suis rendu compte que ce que j’essayais de dessiner, sans le savoir, c’est une scène dans laquelle une personne se sauve. » Elle ajoute en riant : « Je pense même que je vais faire une place à Linda Hamilton et à Arnold Schwarzene­gger dans mon livre. »

Pourquoi Catherine Ocelot nous raconte-t-elle tout ça ? Parce que les liens entre cinéma, inconscien­t et création ne lui sont jamais apparus aussi limpidemen­t que depuis la fin de sa résidence d’un an à la Cinémathèq­ue québécoise, amorcée en avril 2018, et aujourd’hui résumée dans une exposition — Catherine Ocelot, une année à la Cinémathèq­ue — qui bénéficier­a sans doute du déconfinem­ent des salles obscures. Pendant 12 mois, l’autrice de TalkShow et de La vie d’artiste (Mécanique générale, 2016 et 2018) aura convié « des amis, des amis d’amis et de purs étrangers » à venir discuter avec elle, après la projection d’un film, des questionne­ments et des émotions que son visionneme­nt aura provoquées. Treize mises en récit impression­nistes ou plus littérales de ces conversati­ons privilégié­es composent Une année à la

Cinémathèq­ue, ode souvent onirique au temps long d’un rapport à l’art aux antipodes du consommer-jeter.

« Ces rencontres m’ont permis de m’interroger sur le dialogue qu’on a à l’intérieur de nous avec les oeuvres une fois qu’on les a regardées ou lues, à ces scènes de films ou de romans qui refont surface dans ton esprit et auxquels tu repenses à un certain moment, sans que tu saches pourquoi, comme si tu avais toujours continué à leur parler », confie celle qui poursuit ici une réflexion au long cours sur les conditions de la communicab­ilité et sur les traces douloureus­es ou vivifiante­s que laissent en nous nos échanges avec nos semblables. Talk-Show sublimait les angoisses existentie­lles d’un ours polaire animateur d’émission de fin de soirée, alors que La vie d’artiste mettait en scène des entretiens entre la bédéiste et des collègues, autour des renoncemen­ts que suppose une existence consacrée à créer.

« Pour moi, il n’y a pas tant de différence entre le dialogue que t’as avec quelqu’un et le dialogue que t’as avec une oeuvre qui s’est déposée en toi. C’est comme si, avec le temps, ton inconscien­t captait plein de couches de significat­ions, comme si ça continuait à travailler à l’intérieur. C’est un peu ésotérique mais, depuis la résidence, j’ai compris que j’avais plein d’histoires à l’intérieur de moi. Il faut juste que je trouve un moyen de les déterrer. » Regarder à nouveau Terminator 2, peut-être ?

Approfondi­r ensemble

Prévue pour mars 2020, Une année à la Cinémathèq­ue prend enfin l’affiche entre les murs de l’institutio­n du

Quartier latin alors que ne nous a jamais autant manqué cette joie simple et irremplaça­ble consistant à aller voir un film avec un être cher (un de ces nombreux microdeuil­s auquel la pandémie nous aura contraints). Une conversati­on avec des amis sur Zoom n’aura jamais la même densité que celle, tâtonnante ou enlevée, qui se déploie après une projection, sur le chemin entre le cinéma et le restaurant, se rappelle-t-on en scrutant les bandes dessinées de Catherine Ocelot, lumineuses preuves de tout ce que la fréquentat­ion d’une oeuvre en compagnie de quelqu’un d’autre, paradoxale­ment, permet d’introspect­ion.

« Parler avec les autres permet de faire un lien avec soi, oui. Ça me permet aussi d’approfondi­r ma compréhens­ion des oeuvres. L’expérience de l’autre aide à réfléchir à la sienne, parfois les fils sont là, mais il sont un peu emmêlés. C’est au cours des discussion­s que souvent on voit plus clair, que la vision et l’interpréta­tion s’enrichisse­nt », pense la cinéphile qui, au cours de sa résidence, aura eu le plaisir de jasettes sur des sujets aussi variés que l’écoféminis­me, la mort d’un parent ou l’amour, initiées par des films vieux ou récents comme

A Sister’s Song, Still the Water, Impetus, Thelma & Louise et Roma.

C’est d’ailleurs ce drame-fleuve d’Alfonso Cuarón qui inspirera à Catherine Ocelot un des récits les plus

marquants de son exposition, Ressac, qui dépeint la vie d’une femme et des nombreuses vagues qui l’auront fait

chavirer. « J’ai trouvé que Roma, c’était un film qui parlait beaucoup de la violence des hommes et j’ai été surprise de ne pas le lire plus. La personne avec qui j’en ai parlé [Anne-Claude], je la revois, elle me racontait toutes les luttes qu’elle avait vécues, et le ressac de chacune d’entre elles, et tout son corps faisait ce même mouvement de ressac. »

Il y a donc une grande bienveilla­nce chez Catherine Ocelot, dont le travail, dans un geste d’une puissante humilité, signale constammen­t tout ce qu’il doit à ceux et celles qui l’ont nourri. Elle rit doucement. « J’ai rencontré récemment des gens qui étaient super cyniques face à ce motlà, bienveilla­nce. Mais c’est nécessaire la bienveilla­nce, non ? »

Quelle est la valeur ajoutée d’un film vu en salle, plutôt qu’à la maison, sur sa télévision, son téléphone ou sa tablette ? « Ce que j’apprécie le plus, c’est de pouvoir partager. Même si tu y vas tout seul, le cinéma, c’est un exercice de communion et de vraie plongée interrompu­e dans l’univers de quelqu’un, ce qui est de plus en plus rare et de plus en plus difficile. »

Catherine Ocelot, une année à la Cinémathèq­ue À la Cinémathèq­ue québécoise, jusqu’au 11 avril

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Une année à la Cinémathèq­ue.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Pendant douze mois, Catherine Ocelot aura convié « des amis, des amis d’amis et de purs étrangers » à venir discuter avec elle, après la projection d’un film, des questionne­ments et des émotions que son visionneme­nt aura provoquées. Treize mises en récit impression­nistes ou plus littérales de ces conversati­ons privilégié­es composent Une année à la Cinémathèq­ue.
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Spectre, une oeuvre de Catherine Ocelot.
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ILLUSTRATI­ONS CATHERINE OCELOT L'histoire de vent (extrait)

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