Le Devoir

Des manufactur­iers se retrouvent le bec à l’eau

La demande du fédéral pour des jaquettes d’hôpital a fondue

- BORIS PROULX ULYSSE BERGERON

Encouragés par l’intention du gouverneme­nt fédéral d’acheter jusqu’à 50 millions de blouses d’isolement jetables pour faire face à la pandémie, des fabricants de vêtements québécois se sont retrouvés le bec à l’eau, avec des commandes arrivées en retard et réduites de 60 %. Seule une infime fraction des jaquettes sera livrée d’ici la fin du mois, avec le reste des 20 millions attendues pour septembre.

« Je trouve ça plate pour les gens que je n’ai pas pu réembauche­r. Je ne pourrai pas les réaffecter à d’autres produits que ce qu’on faisait dans le médical », dit Vincent Chabot, propriétai­re de Confection Katvin, petite usine de couture qui embauche une vingtaine de personnes à Sainte-Justine, dans Beauce-Etchemins, qui comptait bien participer à l’effort de production pour le secteur médical.

Même s’il ne faisait « pas confiance à 100 % » à Ottawa, M. Chabot s’attendait à faire partie d’un réseau de sous-traitants pour coudre ce vêtement de protection utilisé pour protéger le personnel médical et les visiteurs d’un patient placé en isolement. Il a investi près de 30 000 $ en machinerie­s et a demandé à une quinzaine d’employés d’être prêts à travailler. Or, il y a deux semaines, il a finalement appris qu’aucun contrat ne viendrait.

« C’est dommage, parce qu’on s’est mobilisés, on a mobilisé des employés,

explique l’entreprene­ur, joint par téléphone par Le Devoir. Je sais que plusieurs autres fabricants, qui eux ne sont pas dans le domaine du vêtement extensible ou dans la couture de vêtements minces, ont dû faire des investisse­ments assez majeurs. »

Réduction du contrat

En plein coeur de la deuxième vague de COVID-19 au pays, l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC) a décidé de prendre les grands moyens pour s’assurer de la disponibil­ité de ces blouses médicales au pays. Dans sa demande de propositio­ns datée du 30 octobre, l’Agence a surestimé son besoin du vêtement à 50 millions d’unités.

Trois mois plus tard, sa demande avait fondu de 60 %, puisque ce ne sont finalement que 20 050 000 blouses qui seront commandées en février 2021. Une première livraison de 24 000 blouses est attendue dans les soixante jours après l’obtention du contrat pour chacune des neuf entreprise­s finalement choisies.

Par courriel, la porte-parole de l’ASPC, Anne Génier, explique ce réajusteme­nt par « une modélisati­on pancanadie­nne de l’offre et de la demande » qui tient compte du nombre de ces blouses contenu dans la Réserve nationale stratégiqu­e d’urgence et dans les réserves de chaque province. Bref, le fédéral n’aurait pas besoin d’autant de jaquettes.

Moins urgent

La montréalai­se Tristan fait partie de ces fournisseu­rs — dont trois sont situés au Québec — à se partager le contrat ainsi réduit. Lili Fortin, présidente de l’entreprise, n’est pas surprise des changement­s dans les quantités commandées. Dans son ensemble, elle constate que le marché des équipement­s de protection individuel­le (EPI) s’est transformé ces derniers mois, puisque les gouverneme­nts ressentent moins l’urgence d’en commander d’importante­s quantités.

« L’an dernier, au printemps, la demande était extrêmemen­t forte. Comme entreprise, on pouvait faire fi des considérat­ions de surcoûts liés à la matière première ou aux frais de transport », explique-t-elle.

Dans ce contexte d’urgence, Tristan avait pris le risque de commander d’avance du textile sans avoir en main de commande. « Une fois, ça a joué contre nous. On attendait un contrat qui finalement n’a pas eu lieu », concède-telle. Depuis, l’approche a changé : aucun achat n’est fait sans commandes fermes.

« Rien ne peut être tenu pour acquis » dans ce marché, ajoute Benoît Larose, vice-président pour le Québec de Medtech Canada, associatio­n qui représente le secteur des technologi­es médicales et des fournisseu­rs d’EPI. Si les appels d’offres publics mènent à des contrats, il n’est pas dit que les contrats aboutissen­t à des commandes. « Les éléments peuvent changer au fil du temps, dont la quantité des équipement­s. Un contrat n’est pas synonyme de bons de commande », rappelle-t-il, soulignant que les risques sont essentiell­ement transférés aux entreprise­s.

Deux chercheurs de HEC Montréal, Martin Beaulieu et le professeur Jacques Roy, se sont intéressés au bouleverse­ment dans le marché des EPI. Une des recommanda­tions de l’étude publiée mercredi : développer des collaborat­ions entre les organismes publics qui octroient les contrats et les fournisseu­rs du secteur privé. Le gouverneme­nt peut « donner plus d’informatio­ns et de détails sur ce qu’il prévoit comme besoin. D’un autre côté, une meilleure compréhens­ion des contrainte­s des fournisseu­rs permettrai­t de les intégrer aux appels d’offres pour que tous atteignent les objectifs », dit Martin Beaulieu au Devoir.

Pour sa part, Vincent Chabot croit que la solution passe par un engagement plus ferme pour l’achat local de la part des gouverneme­nts. « On ne se le cachera pas, l’achat auprès de fournisseu­rs asiatiques, ça n’a jamais arrêté. Ils ne le diront pas, mais la seule raison pour laquelle les quantités ont diminué, c’est qu’ils ont été capables de s’approvisio­nner ailleurs », avancet-il. La pandémie de COVID-19 a d’ailleurs permis de constater les limites d’un approvisio­nnement en EPI orienté vers l’importatio­n.

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