Le Devoir

Pour une éthique de la terre |

Selon Aldo Leopold, l’être humain n’est qu’un compagnon de voyage des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution

- Jean-Pierre Rogel Journalist­e, auteur de La planète du héron bleu : 30 ans pour sauver la biodiversi­té, Éditions La Presse (2021)

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Lorsque l’érosion de la biodiversi­té s’accélère à une vitesse vertigineu­se, lorsqu’on perd six hectares par minute de forêts primaires tropicales et que les caribous disparaiss­ent des forêts du Québec dans l’indifféren­ce quasi générale, il faut conclure que nous faisons peu de cas de la biodiversi­té, malgré tous les discours et les bonnes intentions. Cet échec collectif s’enracine dans une crise des valeurs — une crise éthique. Comment refonder notre relation avec la nature de manière à relever les défis de la planète ? Il y a 70 ans, l’écologue américain Aldo Leopold a apporté à cette question des réponses qui sont aujourd’hui d’une actualité brûlante. « La conservati­on n’arrive à rien, résumaitil dans la préface de son livre Almanach d’un comté des sables (A Sand County Almanac), parce qu’elle est incompatib­le avec notre idée abrahamiqu­e de la terre. Nous abusons de la terre parce que nous la considéron­s comme une marchandis­e qui nous appartient. Si nous la considério­ns au contraire comme une communauté à laquelle nous appartenon­s, nous pourrions continuer à l’utiliser avec amour et respect. »

La terre en tant que communauté

Peu connu du grand public, Leopold, né en 1887 dans l’Iowa, a obtenu un diplôme de l’École de foresterie de l’Université Yale en 1909. Après avoir contribué à la gestion de réserves naturelles au Nouveau-Mexique et en Arizona, il a fait une carrière de professeur en sciences de l’environnem­ent à l’Université du Wisconsin-Madison jusqu’à sa mort tragique en avril 1948. C’est en effet en secourant son voisin fermier, lors d’un feu de broussaill­es, qu’il succombe à une crise cardiaque à l’âge de 61 ans. Le manuscrit de A Sand County Almanac venait juste d’être accepté pour publicatio­n et le livre sortira l’année suivante. Il ne sera traduit en français qu’en 1995.

Dans plusieurs de ses essais, Leopold s’attache à mettre en lumière les problèmes écologique­s que cause l’action humaine irréfléchi­e. Par exemple, il s’inquiète de l’accapareme­nt des marais et des marécages par l’agricultur­e. Ces « terres jugées inutiles », rappelle-t-il, jouent un rôle essentiel : elles abritent une grande diversité d’espèces végétales et animales, filtrent l’eau contaminée, agissent comme des éponges, préviennen­t les inondation­s et l’érosion des berges de cours d’eau. Pour prendre un autre exemple, lorsqu’il visite la forêt du Spessart en Allemagne, il se désole de voir la différence entre la richesse en espèces animales et végétales du versant sud, dominé par les chênes, et la pauvreté du versant nord, massivemen­t replanté en pins. « L’enrésineme­nt permet des profits plus rapides, observe-t-il, mais contribue à l’appauvriss­ement des écosystème­s forestiers. Tout cela est connu des responsabl­es. Mais — pour des raisons de rentabilit­é immédiate — nous continuons de faire comme si nous n’avions pas médité la leçon du Spessart. » Des propos qui, 70 ans plus tard, restent d’actualité. Au Québec, l’enrésineme­nt de la forêt de feuillus se poursuit, poussé par des subvention­s étatiques, malgré les impacts écologique­s négatifs démontrés. Cette forêt, initialeme­nt très riche, a été dégradée et appauvrie par une exploitati­on industriel­le effrénée, et cela devrait inciter à la restaurer intelligem­ment — ce que nous ne faisons pas. « Conserver chaque rouage, chaque engrenage constitue le b.a.-ba du bricoleur intelligen­t, affirme Leopold dans ce texte. Mais avons-nous appris nous-mêmes à préserver tous les rouages du mécanisme de la terre ? » Question rhétorique.

La conception de la nature de Leopold semble assez proche des cosmologie­s autochtone­s, amérindien­nes en particulie­r, ou encore de la théorie Gaïa, qui voit la Terre comme un organisme global. Mais son point de départ est différent, c’est l’évolutionn­isme. Grâce à Charles Darwin, avance-t-il, nous avons appris que l’être humain « n’est qu’un compagnon de voyage des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution. Cette découverte aurait dû nous donner, depuis le temps, un sentiment de fraternité avec les autres créatures ; un désir de vivre et laisser vivre ».

Sur cette base, il propose ce qu’il appelle une éthique de la terre (land ethic). C’est la notion de communauté biotique, dont l’être humain fait partie, qui en constitue le coeur. Elle fonde le rapport que nous avons avec les autres espèces vivantes, un rapport organique comparable à celui qui relie les différente­s parties d’un même corps. Puisque ce sont des parties intégrées d’un même ensemble, chacune possède une valeur intrinsèqu­e et ne doit pas être détruite. Habitats et espèces sont liés, on ne peut sauver ces dernières sans conserver des habitats adéquats (Leopold serait-il pessimiste sur la survie des caribous au milieu des coupes forestière­s au Québec ? Sans doute…). Membres de la communauté biotique, les humains devraient être poussés à coopérer et non à agir comme des destructeu­rs. Nous devons agir justement : « Une chose est juste quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste dans le cas contraire. »

L’écocentris­me, une révolution qui reste à venir

Leopold est considéré aujourd’hui comme un des penseurs les plus influents en conservati­on de la nature. Avec plus de deux millions d’exemplaire­s vendus dans la langue originale, son Almanach d’un comté des sables a inspiré une génération de scientifiq­ues et d’écologiste­s.

On retrouve des traces de la pensée de Leopold dans plusieurs textes de l’ONU. Le préambule de la Charte mondiale de la nature (1982) affirme que « Toute forme de vie est unique et mérite d’être respectée, quelle que soit son utilité pour l’homme, et, afin de reconnaîtr­e aux autres organismes vivants cette valeur intrinsèqu­e, l’homme doit se guider sur un code moral d’action ». Dix ans plus tard, la Convention sur la biodiversi­té est établie pour protéger la valeur intrinsèqu­e (l’expression figure dans la première phrase du texte) de cette diversité. Quant à la Charte de la Terre, elle énonce une priorité qui, de l’aveu même d’un des rédacteurs du texte, est directemen­t inspirée de Leopold, soit « protéger et rétablir l’intégrité des systèmes écologique­s de la Terre, en particulie­r la diversité biologique et les processus naturels qui assurent le maintien de la vie ».

Si l’écologue américain a eu autant d’influence, comment expliquer que l’éthique qu’il propose soit si peu mise en pratique ? Doit-on accuser l’égoïsme des nations ou se plaindre, avec Marx, que les philosophe­s n’ont fait qu’interpréte­r le monde, alors qu’il faut le changer ? L’explicatio­n est un peu courte. J. Baird Callicott, l’universita­ire américain qui s’est donné pour tâche de dégager les fondements philosophi­ques des écrits de Leopold, avance d’autres raisons.

Selon lui, en considéran­t qu’il faut accorder de la valeur non pas à des éléments séparés, mais à l’ensemble qu’ils forment, l’approche de Leopold, qu’on peut qualifier d’écocentriq­ue, est en phase avec les enseigneme­nts de l’écologie, mais elle s’oppose à l’approche éthique dominante, qualifiée d’anthropoce­ntrique, qui ne reconnaît de véritable dignité qu’aux humains et laisse tout le reste en dehors (la nature étant vue comme un ensemble de ressources à exploiter). Elle diffère aussi du biocentris­me, associé au courant moderne de la deep ecology, qui insiste sur la valeur propre de chaque entité vivante, considérée isolément. Parce qu’elle met l’accent sur l’interdépen­dance des entités et leur commune appartenan­ce, explique Callicott, la pensée de Leopold n’a pas la faveur des philosophe­s profession­nels, « mal préparés à comprendre ce point de vue “holiste” : ils ont tendance à rejeter ces arguments comme étant non moraux ou à les réduire à des considérat­ions sur le bienêtre humain ou celui des espèces non humaines » (in Actes du colloque Leopold, Université de l’Oregon, 1998).

En somme, l’éthique environnem­entale de Leopold est plus radicale que ce qu’on pourrait penser de prime abord. Elle est en rupture avec les traditions philosophi­ques occidental­es et propose un renverseme­nt total de perspectiv­e.

Mais n’est-ce pas justement ce dont nous avons besoin pour affronter une crise sans précédent de la biodiversi­té, qui menace de saper notre capacité de vivre sur la Terre ? Alors que notre civilisati­on occidental­e s’est construite sur l’idée que nous possédons la nature, cette perspectiv­e nouvelle nous incite à considérer que chaque humain appartient à un milieu de vie, au coeur de la nature. Elle nous appelle à habiter la planète autrement, et à interagir autrement avec les autres espèces.

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ILLUSTRATI­ONS TIFFET Peu connu du grand public, Aldo Leopold, né en 1887 dans l’Iowa, a obtenu un diplôme de l’École de foresterie de l’Université Yale en 1909. Après avoir contribué à la gestion de réserves naturelles au NouveauMex­ique et en Arizona, il a fait une carrière de professeur en sciences de l’environnem­ent à l’Université du WisconsinM­adison jusqu’à sa mort tragique en avril 1948.

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