Le Devoir

Un Québec vert ? Un dossier à lire en pages

- ALEXANDRE SHIELDS

Malgré les engagement­s pris au fil des ans, le Québec a raté ses cibles climatique­s, la voiture s’impose dans nos villes, les problèmes de gestion des matières résiduelle­s et de protection de la biodiversi­té demeurent. Le Québec est-il aussi vert qu’il le prétend ?

Il a suffi que la mairesse de Montréal Valérie Plante annonce mercredi d’éventuelle­s restrictio­ns sur la circulatio­n des voitures au parc Jean-Drapeau, dans le cadre d’un ambitieux plan de verdisseme­nt des îles situées sur le cours du Saint-Laurent, pour provoquer des réactions courroucée­s sur les réseaux sociaux.

Parmi les centaines de commentair­es en réaction au texte publié par Le Devoir pour présenter ce projet de 970 millions de dollars, plusieurs ont décrié l’« agenda anti-auto » mis en avant par Projet Montréal, « une décision pour forcer les familles à quitter Montréal », « des dépenses de licorne » ou encore une idée conçue pour « les riches bobos qui iront manger du foin à bicyclette électrique ».

L’idée de mettre en valeur le patrimoine naturel des îles Sainte-Hélène et Notre-Dame a certes suscité de nombreuses réactions positives, mais les attaques contre ce projet n’étonnent pas Andréanne Brazeau, analyste en mobilité chez Équiterre. « Je ne suis pas surprise, parce que les déplacemen­ts en voiture sont la norme et que l’auto est la reine depuis des décennies. »

Les données sur la place toujours grandissan­te de la voiture dans nos milieux de vie lui donnent d’ailleurs raison. Les Québécois ont beau répéter sondage après sondage que l’environnem­ent est une valeur chère à leurs yeux, ils achètent toujours plus de véhicules individuel­s, et surtout de « camions légers », une catégorie qui comprend les véhicules utilitaire­s sports (VUS), plus énergivore­s et plus polluants.

Selon les données fournies par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), on compte environ cinq millions d’automobile­s et de camions légers personnels sur les routes de la province, soit une hausse de plus de 338 000 en cinq ans. Si on ajoute à cela les véhicules à utilisatio­n « institutio­nnelle, profession­nelle ou commercial­e », on grimpe à 5,4 millions.

Dans toutes les régions, le nombre de voitures décline, mais celui des « camions légers » compense aisément. On en recense au moins 2,2 millions, une hausse de plus de 555 000 en cinq ans. Leur part de marché représente désormais plus de 70 % de toutes les ventes de véhicules.

Les données de la SAAQ montrent aussi que plus de la moitié de ces véhicules appartienn­ent à des résidents des grands centres urbains ou des régions limitrophe­s. Le ministre de l’Environnem­ent Benoit Charette a néanmoins rejeté l’idée d’imposer une taxe supplément­aire sur les VUS en affirmant que « le pick-up n’est pas un luxe » en région.

Électrific­ation

En plus de générer des coûts de congestion routière qui se chiffrent en milliards de dollars annuelleme­nt, l’appétit des Québécois pour la possession et l’utilisatio­n courante d’un véhicule met en péril l’atteinte de nos objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES).

Il faut dire que les émissions du transport routier, qui ont augmenté de près de 60 % depuis 30 ans, représente­nt plus du tiers du bilan carbone de la province. Résultat : le plus récent bilan de GES, soit celui de 2019, publié cette semaine par le gouverneme­nt fédéral, démontre que les émissions ont reculé d’à peine 3,1 % depuis 1990. Le recul attendu était de 20 % à l’horizon 2020. Celles-ci ont même augmenté de 2016 à 2019.

Pour « inverser » cette tendance, le ministre Charette mise principale­ment sur l’électrific­ation des transports, et notamment des véhicules des Québécois. Selon les données officielle­s disponible­s, on compte un peu plus de 92 000 voitures électrique­s dans la province, soit environ 2 % du parc automobile. Québec a toutefois promis que tous les véhicules neufs vendus seraient électrique­s à l’horizon 2035, et des sommes importante­s sont prévues à cet effet dans le Plan pour une économie verte.

Le cabinet du ministre assure aussi que la mise en oeuvre de ce plan permettra de réduire la place de « l’auto solo », notamment en raison de « l’accroissem­ent de l’offre de transport collectif » et du « développem­ent du transport actif en milieu urbanisé ».

Le gouverneme­nt Legault ferme toutefois la porte à l’idée de péages ou de taxe sur l’essence pour financer le transport collectif et réduire la congestion routière dans la région de Montréal. « Le gouverneme­nt a toujours le souci de ne pas hausser le fardeau fiscal des Québécois, et ce, particuliè­rement en temps de pandémie », indique le cabinet de la ministre déléguée aux Transports, Chantal Rouleau. Avant la pandémie, près de 70 % des déplacemen­ts à l’heure de pointe s’effectuaie­nt en voiture, selon les données compilées par l’Autorité régionale de transport métropolit­ain.

« Dépendance à l’auto »

Titulaire de la Chaire Mobilité à Polytechni­que Montréal, Catherine Morency déplore le manque de volonté de réduire la place de la voiture. « Nous avons un sérieux problème de dépendance à l’automobile privée. Mais il faut affranchir les Québécois de la nécessité d’en posséder une pour se déplacer. La vision ne peut pas se limiter à dire que tous les Québécois vont avoir un véhicule électrique. Il faut en réduire le nombre, parce que ce n’est pas un mode de transport efficace collective­ment », explique-t-elle.

« Il faudrait donc cesser de promouvoir un mode de vie centré sur l’automobile privée. Il faut cesser de construire des quartiers qui en sont totalement dépendants. Ce serait déjà un grand gain. Mais on développe encore aujourd’hui des territoire­s peu densifiés et dispersés, qui sont uniquement consacrés à l’automobile. C’est la raison pour laquelle ça va mal en transport », ajoute celle qui vient d’être nommée au Comité consultati­f sur les changement­s climatique­s du gouverneme­nt du Québec.

Mme Morency souligne qu’en plus de revoir le développem­ent du territoire, il est urgent de « rattraper le retard » en matière de transport collectif. « Le transport en commun ne sert pas uniquement à transporte­r des gens jusqu’à leur travail. Il doit aussi servir à aider les gens à faire leur vie sans posséder de voiture. Et ce mode de transport a un effet très structuran­t pour les quartiers. »

Qui plus est, il faudrait privilégie­r le transport actif et bonifier substantie­llement le déploiemen­t de l’autopartag­e. Elle cite en exemple le service Communauto, présent à Montréal, Québec, Sherbrooke, Gatineau et Lévis. Selon les données fournies par l’entreprise et tirées d’une étude menée à HEC Montréal, chaque station Communauto à Montréal permettrai­t de remplacer l’équivalent de 38 à 61 voitures privées.

Coauteurs du livre Choisir l’environnem­ent, Jean-François Gingras et Sylvain

Perron estiment d’ailleurs que le développem­ent des initiative­s d’autopartag­e, mais aussi de vélos en libreservi­ce, devrait être soutenu par le gouverneme­nt dans d’autres villes de la province. Même chose, selon eux, pour des initiative­s portées par des villes de taille moyenne, comme Granby, qui a décidé de miser sur les pistes cyclables et des circuits d’autobus pour desservir les citoyens.

Pour l’écosociolo­gue Laure Waridel, la refonte de notre « mobilité » passe par un changement de paradigme. « Il faut changer l’architectu­re des choix, pour s’assurer que les meilleures décisions écologique­s sont aussi les meilleures décisions économique­s. Dans certaines villes européenne­s, il est plus facile de prendre le transport en commun que de posséder une voiture. C’est donc le choix logique d’une majorité de citoyens. Ici, c’est le contraire, puisque c’est le fait de posséder une voiture qui est le choix logique pour les citoyens qui veulent se déplacer », explique celle qui a notamment signé l’ouvrage La transition, c’est maintenant.

Andréanne Brazeau, d’Équiterre, ajoute que le Québec aurait tout à gagner de s’inspirer d’initiative­s qui, ailleurs dans le monde, ont permis de réduire la place de la voiture, tout en bonifiant le transport actif et collectif. Copenhague, une ville nordique qui compte 1,3 million d’habitants, a choisi de décourager l’usage de la voiture en tarifant le stationnem­ent, mais aussi en créant des zones piétonnes et un imposant réseau de pistes cyclables qui permettent de rallier le transport collectif. En plus de réduire les émissions de GES et la pollution atmosphéri­que de l’air des villes, cette façon de concevoir la mobilité favorise l’activité physique, et donc la santé des citoyens.

Nous avons un sérieux problème de dépendance à l’automobile privée. Mais il faut affranchir les Québécois de la nécessité d’en posséder une pour se déplacer. La vision ne peut pas se limiter à dire que tous les Québécois vont avoir un véhicule électrique.

CATHERINE MORENCY

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ILLUSTRATI­ON ROMAIN LASSER

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