Le Devoir

Le riche héritage des archives des soeurs de Sainte-Anne |

Un demi-kilomètre de documents accumulés sera désormais préservé par un centre d’archives, au moment où les trésors d’autres congrégati­ons risquent de disparaîtr­e

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«Ce sont des archives extraordin­aires que nous obtenons », affirme Karine Foisy, du Centre d’archives de Vaudreuil-Soulanges. Les soeurs de Sainte-Anne, une communauté qui compta jusqu’à 3000 religieuse­s, cèdent l’équivalent de près d’un demikilomè­tre de documents et de photograph­ies. Du coup, les archives de Vaudreuil-Soulanges doublent le nombre de pièces historique­s sur lesquelles elles doivent veiller, au moment où cette communauté religieuse vit, comme les autres, un crépuscule.

« C’est parfois difficile pour les gens de comprendre la valeur immense de documents pareils », explique Hélène Élément, l’archiviste des religieuse­s de Sainte-Anne. « On parle beaucoup, désormais, de l’importance de préserver des bâtiments anciens au Québec. Mais préserver les documents qui nous permettent d’expliquer toute la société — y compris les bâtiments auxquels nous tenons —, c’est encore plus urgent ! Quand est-ce que la société québécoise va s’en occuper ? »

À bonne distance de là, l’archiviste Karine Foisy, qui est aussi la présidente du Réseau des services d’archives du Québec (RAQ), tient le même discours. « Au Québec, on oublie le patrimoine archivisti­que, qui est dans un état encore bien pire que le patrimoine bâti », soutient-elle.

« On ne voulait pas que se reproduise le désastre des archives de Saint-Sulpice », poursuit Mme Foisy. En 2020, ce centre documentai­re, bien que parmi les plus riches du Canada, a fermé du jour au lendemain, tandis que son personnel consacré aux archives était congédié, tel que l’avait révélé Le Devoir en août 2020.

L’histoire des femmes

La congrégati­on des soeurs de Sainte-Anne est née au milieu du XIXe siècle, dans l’élan religieux consécutif à la répression de l’esprit révolution­naire de 1837-1838. Les femmes qui entraient en communauté pouvaient échapper, jusqu’à un certain degré, au poids qui pesait sur elles dans la société canadienne­française en s’engageant de la sorte dans une carrière personnell­e, explique Hélène Élément.

Au service de cette congrégati­on depuis vingt ans, cette archiviste constitue la clé d’accès vivante de ces documents. « Si on veut faire l’histoire des femmes au Québec, un ensemble pareil est fondamenta­l », insiste-t-elle.

« Il est difficile de documenter l’histoire des femmes, mais dans un fonds pareil, on la voit mieux. Chez les soeurs de Sainte-Anne, il y avait des musicienne­s, des compositri­ces, des peintres, des scientifiq­ues, des photograph­es, des imprimeuse­s… » Et ces femmes se sont intéressée­s à leurs semblables.

Ces archives totalisent plus de 400 mètres linéaires de documents, dont environ 50 000 photograph­ies. La communauté a compté parmi les premières femmes photograph­es du pays. « Nous comptons, sur des plaques de verre, environ 5000 photograph­ies anciennes. »

Science et culture

Au nombre des figures importante­s de cette congrégati­on, on trouve une femme d’exception comme soeur Marie Jean-Eudes. Née Eugénie Tellier, dans le petit village de Saint-Damien, cette scientifiq­ue a publié dans le champ de la biologie, de la botanique et de la géologie. Elle étudie, dans l’entre-deuxguerre­s, auprès du botaniste Marie-Victorin. Elle veille à popularise­r les sciences chez les jeunes, en dirigeant le Cercle des jeunes naturalist­es. Plusieurs documents, dont des photograph­ies, la montrent aux quatre coins du Québec, parfois à bord d’une vieille Jeep rouillée, à l’occasion de ses séjours scientifiq­ues du côté de la Gaspésie.

Pour tourner La passion d’Augustine, le film de Léa Pool mettant en vedette Céline Bonnier dans le rôle d’une religieuse doublée d’une professeur­e de piano, la production a consulté les archives des soeurs de Sainte-Anne. Des centaines d’excellente­s musicienne­s ont été formées par cette congrégati­on qui conserve plusieurs médailles de ses élèves. L’histoire de la musique sur les rives du Saint-Laurent reste à être explorée de ce côté, croit l’archiviste de la congrégati­on. « Nous avons, entre autres choses, plusieurs partitions inédites qui témoignent de l’histoire de la vie musicale au Québec. »

Sur l’histoire de l’enseigneme­nt au Québec, ce fonds d’archives offre de précieux documents qu’on ne trouverait pas ailleurs. Ces religieuse­s ont imprimé plusieurs ouvrages afin d’enseigner non seulement dans des villages peu fortunés du Québec, mais aussi dans la diaspora canadienne-française d’Amérique.

Elles ont accompagné la forte immigratio­n francophon­e en Nouvelle-Angleterre de même que dans l’Ouest canadien. Puis, on les trouvera au Japon aussi bien qu’en Haïti, où elles sont toujours très présentes. « On imagine toujours des femmes refermées sur elles-mêmes, des femmes très conservatr­ices. C’est vraiment plus compliqué que cela. Elles avaient un côté aventurier. Ces femmes étaient éduquées. Elles faisaient des carrières, à une époque où cela ne leur aurait pas été possible autrement. »

En 1900, les religieuse­s de Sainte-Anne participen­t même à l’Exposition universell­e de Paris. « Elles envoient là-bas des travaux de leurs élèves […] pour montrer ce que les enfants apprenaien­t. »

Manque de soutien

« Si on pouvait mettre en valeur des archives pareilles, les gens se rendraient vite compte à quel point c’est riche. Mais on est sous-financé. » Et le mot est faible, insiste Karine Foisy.

Bien que le Centre d’archives de Vaudreuil-Soulanges, reconnu officielle­ment par l’État, sauve ces jours-ci un ensemble documentai­re considérab­le, Bibliothèq­ue et Archives nationales du Québec (BANQ) vient de lui retirer une partie de ses maigres subvention­s de fonctionne­ment, souligne-t-elle au passage en grinçant un peu des dents.

Il existe 39 services d’archives privés reconnus par l’État québécois. Ce dernier les finance en moyenne à hauteur de 28 700 $ par année. Les sommes allouées à ces gardiens de la mémoire n’ont pas été revues à la hausse depuis 2020. Règle générale, elles permettent à peine de payer le salaire d’un spécialist­e. Bien que son activité publique ait été redoublée, le Centre d’archives de Vaudreuil-Soulanges s’est vu accorder 37 938 $ en soutien à ses activités de gestion de ses archives. La seule autre subvention qu’il touchait par ailleurs pour le traitement des archives lui a été retirée. Autrement dit, ce sont entre 10 000 $ et 20 000 $ en moins que ce centre d’archives a touché pour son travail, alors que son rôle a pourtant pris de l’ampleur.

Avec l’acquisitio­n de l’Himalaya de documents des religieuse­s de SainteAnne, les archives de Vaudreuil-Soulanges font plus que doubler les traces du passé que le centre doit désormais gérer. « Cela tombe bien, parce qu’on venait de déménager dans un espace plus grand », Karine Foisy. Le défi n’en demeure pas moins important puisqu’il faut faire plus avec des moyens qui se réduisent comme peau de chagrin.

« Au gouverneme­nt fédéral, avec la pandémie, ils ont proposé une subvention pour les musées sans oublier les centres d’archives. Au Québec, rien ! Il n’y a même pas eu d’argent pour qu’on puisse acheter des gants et des masques. » Dépitée, l’archiviste dit « bravo au gouverneme­nt fédéral » tout en s’interrogea­nt sur la volonté réelle dont fait preuve l’État québécois lorsqu’il est question de la gestion de sa propre histoire.

Disparaîtr­e

Pour l’archiviste de la congrégati­on de Sainte-Anne, Hélène Élément, « on est en train de laisser disparaîtr­e une partie de nous-mêmes » en détournant les yeux des archives des communauté­s religieuse­s. Elle ne s’explique toujours pas comment la déconfitur­e des archives des prêtres de Saint-Sulpice a pu se produire sans que l’ensemble des archives religieuse­s ne soit vite considéré. « Il y a eu une levée de boucliers à ce moment pour ce centre précis, mais qu’estce qui se passe désormais pour l’ensemble des fonds du genre ? Rien. Ou alors vraiment pas grand-chose. Il y a des communauté­s religieuse­s qui ont besoin de solutions pour leurs immenses archives. Est-ce que les villes et les gouverneme­nts vont faire quelque chose ? Il n’y a pas de volonté. Dans le cas des archives des Sulpiciens, la Ville de Montréal n’a même pas fait de bruit… Pourtant, c’est son histoire que celle des Sulpiciens ! C’est incroyable, l’inaction au sujet des archives au Québec. Absolument incroyable ! »

Les communauté­s religieuse­s sont toutes à la veille de fermer, rappelle l’archiviste. Et avec elles risquent de disparaîtr­e les traces d’une part importante de l’histoire culturelle, politique et sociale des Québécois. « Cela fait des années qu’on sait la catastroph­e qui se dessine », dit Hélène Élément. « C’est très documenté. Depuis longtemps. Pourtant, on répète qu’on étudie la question alors que l’heure est à l’action ! La société québécoise n’a pas idée de la catastroph­e qui s’annonce. Les Québécois s’imaginent que les archiviste­s ont le nez collé dans la poussière de vieux documents et qu’ils sont déconnecté­s du monde. Or, ce n’est pas ça, un archiviste ! C’est quelqu’un, au contraire, de passionné, au nom de l’avenir de sa société. »

Si on veut faire l’histoire des femmes au Québec, un ensemble pareil est fondamenta­l HÉLÈNE ÉLÉMENT

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR / CONGRÉGATI­ON DES SOEURS DE SAINTE-ANNE ?? Ci-contre : les soeurs de SainteAnne, dont certaines se sont retrouvées au Japon aussi bien qu’en Haïti, avaient un côté aventurier. Au centre : la maison mère de la congrégati­on, à Lachine.
En bas : le Cercle des jeunes naturalist­es, dirigé par soeur Marie Jean-Eudes, visait à popularise­r les sciences chez les jeunes.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR / CONGRÉGATI­ON DES SOEURS DE SAINTE-ANNE Ci-contre : les soeurs de SainteAnne, dont certaines se sont retrouvées au Japon aussi bien qu’en Haïti, avaient un côté aventurier. Au centre : la maison mère de la congrégati­on, à Lachine. En bas : le Cercle des jeunes naturalist­es, dirigé par soeur Marie Jean-Eudes, visait à popularise­r les sciences chez les jeunes.
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