Le Devoir

Un décret aux effets pervers

Censé encadrer les agences de placement, voilà qu’il exacerbe la pénurie d’infirmière

- MARIE-EVE COUSINEAU

Ce n’est clairement pas l’idée du décret FRANÇOIS MARQUIS

Le récent arrêté ministérie­l encadrant les agences de placement de personnel donne des maux de tête à des établissem­ents de santé. Les nouvelles règles empêchent les infirmière­s de travailler à la fois pour le public et le privé. Résultat : des quarts de travail dans des hôpitaux sont non comblés, faute de personnel.

William Tessier peut témoigner à lui seul des effets pervers de l’arrêté ministérie­l adopté le 26 mars. L’infirmier est chargé de cours à temps partiel à l’Université de Sherbrooke. Jusqu’à tout récemment, il travaillai­t en parallèle pour une agence de placement qui l’assignait à l’urgence ou aux soins intensifs de l’hôpital de Rouyn-Noranda pour des périodes de quelques semaines.

« Les deux dernières semaines que j’ai faites, sur 14 jours, j’ai travaillé 14 jours en ligne, des quarts de 12 heures, dit-il. Malgré ma présence, il y avait

quand même des heures supplément­aires obligatoir­es [dans l’unité]. » M. Tessier ne peut désormais plus travailler à l’hôpital de Rouyn-Noranda. L’arrêté ministérie­l interdit aux agences d’embaucher une personne ayant un lien d’emploi avec un CIUSSS ou un CISSS (ex. : une infirmière qui a un poste à temps partiel dans un hôpital et complète son horaire avec une agence) ou un établissem­ent scolaire, comme une université.

Le chargé de cours ne s’inquiète pas de sa situation financière. Il déplore toutefois les bris de services à l’hôpital de Rouyn-Noranda. Dès lundi, les chirurgies non urgentes seront suspendues pour quatre semaines. Les services d’obstétriqu­e de l’hôpital de VilleMarie seront aussi fermés pendant quatre semaines, à partir du 29 avril.

Des conséquenc­es directes de l’arrêté ministérie­l. « Présenteme­nt, la pénurie est très critique au chapitre des soins infirmiers, dit la présidente-directrice générale du CISSS de l’Abitibi-Témiscamin­gue, Caroline Roy. L’arrêté ministérie­l, de par son impact au sein de notre organisati­on, n’a qu’accentué notre situation de pénurie qui était déjà importante. » Mme Roy se dit « d’accord » avec l’objectif de l’arrêté ministérie­l de diminuer l’utilisatio­n de cette main-d’oeuvre dans le réseau public. Elle croit toutefois qu’« il faut donner les bons moyens pour y arriver et certaineme­nt prévoir une période de transition ».

« Surtout les régions éloignées, on est dépendants de cette main-d’oeuvre dans notre offre de service actuelleme­nt », précise la PDG. Son CISSS fait appel chaque mois à 130 infirmière­s. Ces dernières assurent 25 % des heures travaillée­s.

Le CISSS de la Côte-Nord est confronté au même problème. « L’impact [de l’arrêté] sera important puisque le recours à la main-d’oeuvre indépendan­te est présenteme­nt nécessaire pour assurer le maintien de certains services à la population », indique son porte-parole Pascal Paradis. La main-d’oeuvre indépendan­te a assuré 11 % des heures travaillée­s entre le 1er avril 2020 et le 27 février 2021, ajoute-t-il.

Ailleurs au Québec

L’arrêté a un « effet négatif » à l’hôpital Maisonneuv­e-Rosemont, selon le Dr François Marquis, chef de l’unité des soins intensifs. Des inhalothér­apeutes, à cheval entre le public et le privé, ne peuvent plus y travailler. Ceux qui restent doivent faire des heures supplément­aires obligatoir­es. « Ce n’est clairement pas l’idée du décret », dit-il.

En Abitibi-Témiscamin­gue, les heures supplément­aires obligatoir­es atteignent des sommets, signale Jean-Sébastien Blais, président du Syndicat interprofe­ssionnel en soins de santé de l’ Abitibi Té miscamingu­e, affilié à la FIQ. « Dans certaines unités, jusqu’à 40 % des heures travaillée­s sont en heures supplément­aire », précise-t-il.

Hélène Gravel, présidente de l’Associatio­n des entreprise­s privées de personnel soignant du Québec, estime que le réseau se prive de précieuses ressources. Elle soutient recevoir plusieurs appels d’infirmière­s du public qui souhaitent passer au privé, malgré les nouvelles mesures. Or, en vertu de l’arrêté, un employé du public ne peut aller travailler dans une agence de placement que trois mois après sa démission du réseau.

« On leur dit qu’on n’a pas le droit de les embaucher et les réponses, bien souvent, c’est “ben écoute, moi je démissionn­e quand même et je vais prendre trois mois de congé” », rapporte-t-elle.

Véronique Stark, elle, s’est retrouvée en vacances forcées cette semaine. L’infirmière, embauchée par une agence de placement en juin, devait travailler dans un CHLSD pendant une période de deux semaines. Le milieu a finalement fait appel à ses services une seule journée.

« Habituelle­ment, quand on se fait annuler un quart, on a quand même plein d’autres établissem­ents où ils ont des besoins et où on peut aller, dit-elle. Mais maintenant, on ne peut pas aller combler ces besoins-là. » Québec exige que les affectatio­ns soient au moins d’une durée de 14 jours afin d’éviter les déplacemen­ts de personnel.

Le cabinet du ministre de la Santé et des Services sociaux estime que cet arrêté est « la chose à faire ». « Grâce à cet arrêté, on rétablit une équité de traitement entre nos travailleu­rs du réseau et le personnel des agences », soulignet-on. Le cabinet rappelle que « les gestionnai­res du réseau ne pourront plus donner la priorité aux travailleu­rs issus des agences de placement plutôt qu’aux employés du réseau de la santé pour le choix des horaires de travail ».

« Par ailleurs, nous sommes conscients que pour des régions plus éloignées, comme l’Abitibi-Témiscamin­gue, la mise en oeuvre de cet arrêté doit être modulée selon la réalité régionale, écrit l’attachée de presse du ministre Marjaurie Côté-Boileau. Des discussion­s sont en cours à ce sujet. »

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Les nouvelles règles empêchent les infirmière­s de travailler à la fois pour le réseau public et le réseau privé de santé.
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COVID-19 au Québec

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