Le Devoir

Quand liberté d’expression devient une oppression

- Stéphane Gendron Ex-commentate­ur et animateur

Je prends la plume aujourd’hui pour soutenir la campagne de sensibilis­ation « Liberté d’oppression – libérer la parole, pas la haine » qui vise à lutter contre les propos haineux, l’intimidati­on et la désinforma­tion dans certains médias au Québec. Je suis honoré de pouvoir joindre ma voix à celles de Catherine Dorion, de Joël Lightbound et des autres personnali­tés publiques qui ont signé la déclaratio­n, et je veux aujourd’hui apporter mon grain de sel d’ancien animateur trash à la réflexion collective que nous avons grand besoin d’avoir sur le sujet.

La première fois que j’ai exercé ma liberté d’expression médiatique, c’était pour dénoncer « haut et fort » la députée Pierrette Cardinal dans la tribune aux lecteurs de l’hebdo L’Informatio­n régionale de Châteaugua­y. C’était en 1985, et j’avais 16 ans. Innocent et ignorant, je dénonçais en quatre paragraphe­s bien tassés et intenses l’unilinguis­me anglais sur le territoire des Premières Nations de Kahnawake. Je baignais à l’époque dans un univers d’ignorance et de racisme. Je m’étais exprimé. À tort et à travers.

Longtemps j’ai chanté dans cette sinistre chorale aux quarts de ton douteux et aux dissonance­s faciles ornées de mauvais goût et aux fioritures parfois destructri­ces. Pendant mes années comme « commentate­ux » à la télé et à la radio, je me suis enfoncé dans le trash et l’opinion instantané­e. La découverte du pouvoir et de l’influence que j’avais m’a monté à la tête. C’était malsain, ça m’a amené dans une spirale de violence verbale qui nuisait au débat. Tous les jours, c’était dans le négatif.

Aujourd’hui, pour plusieurs raisons très personnell­es, je suis ailleurs. Heureuseme­nt.

Plusieurs voudraient que cette liberté d’expression qu’on exerce derrière un micro, un clavier ou une caméra soit absolue. « Le citoyen pourra lui-même construire sa propre opinion », nous dit-on. Mais qu’est-ce qu’une opinion sans connaissan­ces ni explicatio­ns ? Que vaut l’opinion pure quand celle-ci réside dans la haine, le mépris et les raisonneme­nts faciles ? Pourquoi se donner la peine d’exprimer une opinion derrière un micro si les prémisses du débat sont biaisées ? Combien de « détenteurs d’opinions » pourraient passer le test de connaissan­ce du sujet qu’ils démolissen­t avec désinvoltu­re ? Il n’existe malheureus­ement que peu de remparts contre cette médiocrité ambiante. Dieu merci, le réseau public existe au Canada et aux États-Unis.

La liberté d’expression sur des tribunes médiatique­s est-elle absolue ? Je réponds que cette liberté vient avec une responsabi­lité, et que lorsqu’elle n’est pas utilisée de manière responsabl­e, il y a un vrai prix à payer. Ce prix est celui d’une vie qu’on aura détruite au passage. Celui de voir s’installer la zizanie entre différents groupes sociaux plutôt que le dialogue et la compréhens­ion. Celui de faire passer l’« infotainme­nt », les commentate­ux et la confusion des genres devant le journalism­e et les profession­nels de l’informatio­n. Celui de faire passer le fric, les clics et les vedettes avant la démocratie.

J’ai peur pour mes enfants. Mais j’ai confiance que la génération qui se lève saura faire mieux que nous.

La liberté d’expression est absolument précieuse. Mais comme toute liberté, elle s’arrête là où commence celle des autres.

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