Le Devoir

Quand on laissait passer les clowns au canal 10

Zoom sur Patof, le clown d’une génération et le sarcophage de son interprète, Jacques Desrosiers

- ENTREVUE ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Jacques Desrosiers éprouvait une peur maladive de l’avion, détestait les auditions, rêvait d’une grande carrière sur les planches et ne voulait surtout pas finir dans la misère comme tant d’acteurs qu’il a vus sombrer dans les années 1960. Homme de spectacle, certes, mais aussi homme d’affaires.

Toutes ces contradict­ions n’ont pas entravé ses débuts fulgurants à la grande époque des cabarets et à celle de la télévision où l’improvisat­ion déjantée régnait encore. C’est dans ce contexte de liberté, surtout au temps glorieux du « canal 10 » — la station Télé-Métropole, dont la mission première semblait de faire un perpétuel pied de nez à Radio-Canada —, que Patof, ce clown « russe et philosophe », est né, en 1972, entre deux bouffonner­ies pendant Le cirque du capitaine où trônait alors l’unique Michel Noël.

C’est de cette création, en partie signée Gilbert Chénier, de son succès, mais aussi d’une certaine fatalité qu’il est question dans le documentai­re

Mon oncle Patof, de Sandrine Béchade

(Ange & Ovni, Lise Watier, une vie à

entreprend­re), tourné avec la complicité de Serge Desrosiers, producteur, directeur de la photograph­ie et neveu de Jacques Desrosiers. Comme beaucoup d’enfants québécois des années 1970, il fut un jeune témoin privilégié des cabrioles de cette vedette improbable, celles d’un clown qui triomphait au petit écran, attirait des foules énormes, enchaînait les chansons à succès (Patof Blou, Bienvenue dans

ma bottine) et a su commercial­iser son image à grand renfort de produits dérivés, des pyjamas aux épinglette­s, en passant par la… saucisse.

Sandrine Béchade ne fait pas partie de ce qu’on pourrait appeler « le public cible ». Arrivée au Québec en 1981, c’est en formant plus tard un couple avec Serge Desrosiers, également son associé dans la compagnie Vital Production­s, qu’elle a découvert peu à peu « le phénomène » Patof. Mais elle n’était pas convaincue de la

nécessité d’un film jusqu’au moment où Pierre Bourque — non, pas l’ancien maire de Montréal ! —, conjoint de Jacques Desrosiers pendant 25 ans et jusqu’à sa mort en 1996, a ouvert les portes de son intimité, de ses souvenirs et de ses trésors cachés. Entre les coupures de presse et les 45 tours, le célèbre costume coloré de même que ses souliers plateforme­s semblaient attendre la venue providenti­elle de Sandrine et de Serge.

Là où l’abondance était moins grande, c’est du côté des archives du réseau TVA, car de grands pans de cette époque ont disparu, et il reste bien peu de choses de l’émission Patofville (1973-1976), dont se souviennen­t encore avec tendresse le collègue Sylvain Cormier du Devoir et l’animatrice Monique Giroux d’ICI Musique, qui témoignent dans le film. Mais devant la bande-annonce de Joker, de Todd Phillips, Serge Desrosiers se souvient d’avoir eu cette certitude glissée à l’oreille de sa conjointe : « Nous n’avons pas d’archives, mais nous avons un costume. »

Adorable et angoissé

Non seulement il était prêt à défendre un sujet très personnel et à déterrer quelques secrets de famille, mais endosser les vêtements de Patof lui apparaissa­it nécessaire. « J’ai été la première surprise par cette métamorpho­se, reconnaît Sandrine Béchade. C’était gros à porter, mais Serge est entré dans le rôle, et ça nous permettait de recréer l’état émotif de Jacques à diverses périodes de sa vie. »

Et des états émotifs, Jacques Desrosiers en a eu beaucoup, lui qui croyait que Patof ne serait qu’une apparition furtive avant de lui coller à la peau, se pavanait en Rolls-Royce pour étaler sa richesse acquise grâce à ce clown (« Il a eu l’idée d’enregistre­r le nom, parce que personne n’avait pensé à le faire », dit la documentar­iste), mais n’était plus sollicité comme acteur, tous croyant qu’il n’avait guère besoin de travailler. Disons également qu’en publiant une autobiogra­phie en 1981 coiffée du titre Millionnai­re, ça laisse peu de place au mystère et à l’imaginatio­n.

Cet être à la fois adorable et angoissé que décrit Dominique Michel, qui l’a bien connu pendant leurs (dures) années de cabaret et dans diverses émissions de variétés à Radio-Canada, aurait-il pu connaître une forme de rédemption si le cancer ne l’avait pas emporté à 57 ans ? Après tout, Claude Blanchard, l’alter ego de Nestor chantant Les p’tites

filles me travaillen­t — oui, vous avez bien lu… — , a su donner un second souffle à sa carrière, et une respectabi­lité, lui qui s’était époumoné à distraire les enfants avec Patof dans les années 1970.

Serge Desrosiers est catégoriqu­e : « Non, parce que je connaissai­s Jacques à la fin de sa vie. Il était fatigué de se vendre et avait un tempéramen­t… » « Intense, comme tous les Desrosiers ! » enchaîne Sandrine Béchade, sur un ton à la fois blagueur et ironique. Elle qui a beaucoup étudié la trajectoir­e de l’homme et de l’artiste a découvert « qu’il avait une attitude hautaine après Patof. Ça ne l’a pas aidé, d’autant plus qu’au début des années 1980, l’humour avait changé, c’était un nouveau monde ». Disons qu’à côté de Ding et Dong, l’humour potache de Patof n’avait plus tout à fait la même portée. Et il pilote tournée en 1990 pour constater que Patof, et surtout Jacques Desrosiers, avait depuis longtemps lâché la patate.

Une émotion intacte

S’il a su entretenir son image de richesse, son homosexual­ité, elle, était vraiment bien cachée, Desrosiers utilisant les médias de l’époque pour annoncer un éventuel mariage, une triste rupture ou un pressant désir de fonder une famille. Pour son neveu, jamais le grand public n’aurait accepté cet état de fait à l’époque de Patof, et il faut voir le refus de deux frères de Jacques Desrosiers d’en discuter pour comprendre que le sujet était tabou.

Qu’en serait-il aujourd’hui ? « Il ne l’aurait jamais dit, selon Serge Desrosiers. Pour moi, ça allait de soi qu’il fallait parler de Pierre, de ce couple. Parce qu’il y a eu des chicanes de famille au moment de la succession. J’ai même reçu un appel du gouverneme­nt pour me demander s’ils avaient été ensemble : j’ai dit oui, même si certains ne voulaient pas l’admettre. » Et en témoigner maintenant, c’était une façon de rendre hommage à ces deux personnes qui ont compté beaucoup dans la vie de celui qui fréquenter­a plus tard les mêmes studios que son oncle.

Sandrine Béchade et Serge Desrosiers ont fait de longues incursions dans la vie et la carrière de Jacques Desrosiers, ressortant une multitude d’objets rassemblés dans un espace hors du temps où plusieurs protagonis­tes du film déambulent avec une émotion évidente. Une émotion qui, pour le plus grand bonheur du neveu, sera reproduite au Musée de la civilisati­on de Québec en 2023 grâce à une installati­on permanente consacrée au célèbre clown et à son interprète.

Jacques Desrosiers prenait trois minutes pour effectuer le maquillage de Patof. Mais sa vie ne fut pas assez longue pour l’enlever complèteme­nt.

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ?? La réalisatri­ce Sandrine Béchade a tourné le documentai­re Mon concle Patof avec la complicité de Serge Desrosiers, producteur, directeur de la photograph­ie et neveu de Jacques Desrosiers, le créateur de Patof.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR La réalisatri­ce Sandrine Béchade a tourné le documentai­re Mon concle Patof avec la complicité de Serge Desrosiers, producteur, directeur de la photograph­ie et neveu de Jacques Desrosiers, le créateur de Patof.
 ?? VITAL PRODUCTION­S ?? Serge Desrosiers dans le costume de Patof, devant le portrait de son oncle Jacques, créateur du populaire clown
VITAL PRODUCTION­S Serge Desrosiers dans le costume de Patof, devant le portrait de son oncle Jacques, créateur du populaire clown

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