Le Devoir

Front commun pour la diversité sur les ondes

Faut-il établir des quotas fixant la représenta­tion d’artistes féminines et issus des minorités à la radio commercial­e ?

- PHILIPPE RENAUD COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

à l’occasion de l’examen du cadre réglementa­ire relatif à la radio commercial­e mené par le CRTC, quatre associatio­ns représenta­nt des acteurs de l’industrie de la musique déplorent la pauvre représenta­tion des femmes, des minorités ethniques et des peuples autochtone­s sur les ondes. Ils réclament la création d’un comité spécial chargé d’assurer une diversité musicale reflétant celle de la société canadienne. Certains acteurs vont jusqu’à suggérer l’imposition de nouveaux quotas. Ça passe ou ça casse ?

Le chiffre frappe. Dans son mémoire déposé le 29 mars devant le CRTC, le mouvement de solidarité Musique bleue démontre, après analyse des programmat­ions musicales francophon­es de CKOI, Énergie, Rouge FM et Rythme FM diffusées entre juin 2020 et mars 2021, que les « quatre plus importante­s stations de radio commercial­e du Québec ne diffusent en moyenne que 18 % d’interprète­s femmes canadienne­s ». Ce n’est pas même une sur cinq. Musique bleue, qui milite en faveur de la diversité musicale au Québec, en conclut « que l’imposition de quotas féminins de 50 % » et la mise en place d’un dispositif assurant une place aux artistes émergentes « sont les seuls moyens pour remédier à la situation dans un délai aussi rapide que la gravité de la situation le demande ».

Si Musique bleue prône globalemen­t une plus grande diversité musicale y compris les diverses communauté­s ethniques de la société, ses fondateurs insistent sur la question des artistes féminines dans leur mémoire parce que « si on n’est même pas capables d’avoir une parité [hommes-femmes sur les ondes], je ne sais pas comment on pourra parvenir à une meilleure diversité musicale », justifie en entrevue Fannie Crépin, cofondatri­ce du mouvement. « On n’en revient même pas qu’on ait encore besoin d’insister sur la question de l’égalité des sexes » sur les ondes, déplore-t-elle.

Musique bleue joint sa voix à celles de l’ADISQ et de deux nouveaux organismes, ADVANCE (un « collectif de profession­nels noirs de l’industrie musicale au Canada ») et la Alliance for Equity in the Music Industry (AEMI), pour que le CRTC crée en interne un comité chargé de se pencher sur la question de la diversité musicale en ondes pour faire bouger les radiodiffu­seurs privés. « La musique que les jeunes écoutent ne passe pas à la radio — on constate une perte de découvrabi­lité de la musique locale », à telle enseigne que, selon Fannie Crépin, « les jeunes pensent que la musique québécoise, c’est du folk rock fait par des hommes blancs, parce que c’est ce qu’on nous présente en ce moment — et ce n’est pas que ce ne soit pas bon, c’est simplement que ça manque de diversité. »

Dans son mémoire, l’ADISQ arrive aux mêmes conclusion­s et demande à ce que la programmat­ion musicale

des radios commercial­es devienne le « reflet fidèle de la société québécoise et de sa production musicale en accordant un espace plus important et représenta­tif à la musique des groupes visés par l’équité ». Le terme équité décrit ici « des communauté­s qui font face à des défis collectifs majeurs de participat­ion à la société […] relativeme­nt à l’accès, aux occasions et aux ressources en raison du désavantag­e et de la discrimina­tion auxquels ils sont confrontés ».

Changement­s structurel­s

Selon Keziah Myers, qui occupait un poste à la SOCAN avant de devenir directrice générale d’ADVANCE, la faible diversité musicale en ondes est le symptôme d’un problème de diversité généralisé dans l’industrie de la musique : « Ça prend un changement de mentalité » en son sein puisque le milieu « comporte encore de nombreux obstacles empêchant les Noirs d’y entrer ». Le collectif qu’elle dirige travaille à favoriser l’intégratio­n des Noirs dans la structure de l’industrie parce « qu’il est important que des Noirs puissent aussi y occuper des postes clés. De cette manière, leur voix sera entendue, et la musique [diffusée en ondes] changera ».

« Cette question d’équité, il faut la regarder plus globalemen­t que par le seul bout de la lorgnette de la diffusion » radiophoni­que, croit aussi la directrice générale de l’ADISQ, Solange Drouin. Car sur ce thème, les radiodiffu­seurs auraient beau jeu de « renvoyer la balle aux producteur­s et aux maisons de disques en disant : “Regardez-vous vous-même !” En produisez-vous assez », des musicienne­s, des Autochtone­s, des Noirs ? « Il faut que cette roue commence à tourner avant d’arriver aux radios, il faut que l’on développe davantage de talents pour ensuite retourner voir les radios avec du contenu en leur disant : “Maintenant, agissez.” […] On est probableme­nt tous un peu responsabl­es de cette situation, et avant de jeter la pierre juste aux radios, il faudrait en faire l’analyse complète. »

L’analyse est l’un des chevaux de bataille de l’AEMI, qui propose que le CRTC force les radiodiffu­seurs à récolter des statistiqu­es fondées sur le sexe et la race des interprète­s pour avoir un portrait plus net de la situation. « Pas seulement quels artistes jouent en ondes, mais aussi qui travaillen­t dans ces radios et le profil des auditoires », ajoute Allison Outhit, fondatrice de l’alliance. « On a besoin de tous les morceaux du

puzzle pour comprendre ce qui se passe. […] Le problème, c’est que, depuis toujours, le CRTC a donné aux radiodiffu­seurs la responsabi­lité de se réguler eux-mêmes sur la question de la diversité, et je ne suis pas convaincue que ce fut la bonne approche. Si tu laisses les radiodiffu­seurs se gérer eux-mêmes, ils vont agir pour leurs profits. On ne devrait pas leur demander de faire respecter eux-mêmes les règles. »

Le bâton des quotas

Faut-il de nouvelles règles ? Le CRTC devrait-il imposer des quotas forçant les radiodiffu­seurs à faire tourner plus de femmes, d’Autochtone­s et d’artistes issus des minorités ethniques du pays ? Dans l’industrie musicale, la question est débattue, mais le problème est d’abord structurel, estime Allison Outhit : « Je suis d’avis que les quotas peuvent être efficaces — à l’évidence, celui assurant aux artistes canadiens une place en ondes est un succès. Ensuite, je ne sais pas si les quotas doivent devenir une mesure permanente ou un outil servant à changer les mentalités » au sein des radiodiffu­seurs privés.

Dans son mémoire, l’ADISQ rappelle que, outre les quotas de musique de variété francophon­e, « il n’existe actuelleme­nt aucune obligation réglementa­ire visant à assurer la diversité musicale sur les ondes des radios commercial­es », une demande historique de l’associatio­n. Solange Drouin précise que « pour l’instant, on n’a pas choisi [de demander de nouveaux quotas], mais on souhaite que le CRTC formule clairement une attente de voir une augmentati­on », de la diversité en ondes. Idéalement, peut-on encore lire dans le mémoire, il faudrait « chercher à ce que le terrain balisé par des quotas s’ouvre à un reflet de la diversité encore plus large de notre société et de sa production musicale ».

Dans cette logique, l’ADISQ offre même d’inclure dans le calcul de quota de musique francophon­e les chansons interprété­es dans des langues autochtone­s, une ouverture qui, en théorie, inciterait les radiodiffu­seurs à inclure davantage d’artistes autochtone­s dans leurs programmat­ions. « Les musiciens s’exprimant en langues autochtone­s disent qu’il n’y a pas de place pour eux, alors on propose qu’ils soient comptés comme des artistes francophon­es, explique Solange Drouin. On demande aussi au CRTC qu’il exige des radiodiffu­seurs la démonstrat­ion qu’il y a eu une progressio­n [sur cette question] sur la durée de leur licence. »

La même solution est aussi envisagée par ADVANCE et l’AEMI : non pas imposer de nouveaux quotas, mais redéfinir ceux qui existent déjà. « On n’aborde pas la question sur le plan d’un chiffre, d’un nouveau quota, mais plutôt sur le plan structurel, explique Keziah Myers ». Le quota du contenu canadien existe déjà ; pourquoi alors ne pas redéfinir ce contenu pour lui permettre d’être plus inclusif ? « Si ce changement de structure est appliqué, il se traduira par une meilleure représenta­tion en ondes. Il faut mettre l’accent sur la structure. »

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À ma manière, devant Vincent Vallières, 2Frères, Jérôme 50 et Les Cowboys Fringants.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR L’autricecom­positricei­nterprète Roxane Bruneau occupait la première position du palmarès radio francophon­e au Québec la semaine dernière grâce à sa chanson À ma manière, devant Vincent Vallières, 2Frères, Jérôme 50 et Les Cowboys Fringants.

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