Yannick Nézet-Séguin, pianiste !
La pandémie a amené un chef d’orchestre à renouer avec son instrument, de gros projets à la clé
Yannick Nézet-Séguin se retrouve sous le feu des projecteurs, mais au piano : dans un concerto de Mozart avec son orchestre, en accompagnateur de Lieder dans un Voyage d’hiver de Schubert à paraître bientôt chez Warner et dans un récital diffusé par Deutsche Grammophon en juin prochain, un projet très inattendu divulgué vendredi.
Verra-t-on un jour Yannick NézetSéguin donner un récital de piano ? « Voilà bien le genre de chose où j’aurais dit : “non, non, non !” il y a quelques mois. Désormais j’ai appris qu’il ne faut jamais dire jamais », s’amuse Yannick Nézet-Séguin interrogé par Le Devoir.
Alors que le chef achèvera samedi à la Maison symphonique son cycle des symphonies de Brahms avec l’Orchestre Métropolitain, les mélomanes pourront le voir en webdiffusion du 30 avril au 9 mai jouer et diriger le 12e Concerto de Mozart, filmé samedi dernier au même endroit.
Les cahiers d’étude
Une pandémie et un décès ont eu des vertus cathartiques inattendues chez un chef qui comprend qu’il éprouve désormais également du plaisir à « être seul maître à bord ».
La professeure de piano de Yannick au Conservatoire de musique de Montréal, Alicia Campos, est décédée en août dernier. « Elle quittait ce monde, pas de la COVID, mais pendant la COVID. » Au mois d’août, Yannick Nézet-Séguin était déjà retourné assidûment à son piano. « Mais j’ai vu comme un signe qu’il fallait que je continue pour honorer sa mémoire. Et pour la première fois de ma vie, j’avais un vrai plaisir à pratiquer, à travailler les choses, à m’asseoir pendant des heures en rejouant le même passage. »
Fin août début septembre, Yannick Nézet-Séguin s’isole au Domaine Forget. « Je pensais à mon professeur, je ne voulais ressentir aucune inhibition. » Autour de lui, trois personnes : Pierre Tourville, son conjoint, Jennifer Bourdages, pianiste de l’OM, amie de longue date, et François Goupil, le complice qui captera ces moments intimes. « François a apporté ses meilleurs micros. On était seuls. On n’a rien dit à personne. »
« En une semaine, on a enregistré 2 h 15 de musique, des pièces avec beaucoup d’intériorité : Sonate en do
mineur de Haydn, Fantaisie en si mineur de Mozart, Toccata en ré mineur de Bach, Impromptu en do mineur de Schubert, Intermezzi et Rhapsodie de Brahms, Wasserklavier de Berio, une pièce d’Éric Champagne inspirée par Hopper, un Prélude et fugue de Chostakovitch, un Nocturne de Chopin, un
Moment musical en si mineur de Rachmaninov, La cathédrale engloutie de Debussy. Beaucoup de compositions en mineur… »
« Je n’étais pas certain de pouvoir enregistrer quelque chose en studio que je juge suffisamment fidèle à ce que j’aimerais dire. » Yannick n’avait donc pas informé Deutsche Grammophon de son projet. Mais après l’expérience, il en a informé Clemens Trautmann, le patron du label jaune, qui a applaudi à l’idée.
Vendredi, la publication de l’album numérique Reflexion, en juin prochain, a été annoncée par la divulgation d’un extrait : le Moment musical
en si mineur de Rachmaninov. « Après l’album numérique, il n’y aura pas de CD, mais la publication, en août, d’un vinyle de 50 minutes des pièces les plus introspectives. » À ceux qui s’étonneront du format choisi, on signalera qu’aux ÉtatsUnis, en 2020, les ventes de vinyles ont dépassé celles des CD. La saturation des unités de production de microsillons est telle qu’il faudra attendre août pour retrouver Yannick avec des clics, des plops, du pleurage, une dynamique de 50 dB et des pré-échos, joyeusetés plébiscitées au nom des phénomènes de mode et du retour aux années 1970.
Le piège inattendu
Cette expérience d’isolement a donné au chef l’envie de concertos. Pour le coup, il s’est fait piéger à avoir à jouer en public samedi dernier : « Je n’avais jamais prévu de jouer Mozart devant des spectateurs. Dans ma tête, j’avais le filet de l’enregistrement pour la webdiffusion. Cela diminuait la pression ; on pouvait reprendre si jamais il arrivait quelque chose. Mais j’ai été pris à mon propre jeu. »
Et le bilan ? « J’ai bien fait : le concert m’a confirmé que j’en avais envie. Ai-je atteint la même liberté que sur le podium ? Pas encore et c’est normal. Mais assez pour voir qu’il y a un avenir. »
Yannick Nézet-Séguin bénit d’avoir pu, à l’exception d’Alfred Brendel, accompagner des légendes qu’il admirait quand il était étudiant : « J’ai dirigé trois fois Radu Lupu, trois fois Martha Argerich. » Dans Mozart, il cite Christian Blackshaw et Emmanuel Ax comme sources d’inspiration. De Christian Blackshaw, il dit que « c’est le genre de pianiste qui nous amène à sa sonorité. L’idée dominante n’est plus la projection. Il s’agit de faire ce qui est juste, et de la justesse naît la projection. J’y ai vraiment beaucoup pensé la semaine dernière. »
À travers ses collaborations avec divers pianistes, Yannick NézetSéguin a scruté l’écriture mozartienne. « Même dans le 12e Concerto, il y a beaucoup d’oppositions piano-orchestre et, en fait, plus de juxtapositions que de superpositions. Les juxtapositions sont telles que, par exemple, le rythme de la main gauche du piano va toujours amener le rythme des altos et des 2es violons. Un paquet de petites choses du genre, notées au fil des années, m’a donné l’envie de les faire moi-même. »
Un concert d’un autre temps
Comment peut-on imaginer que le piano n’était que très accessoire dans la vie de Yannick Nézet-Séguin ? Il a commencé à en jouer à 5 ans, mais l’amour de la musique et l’envie de diriger lui sont venus quand il a commencé à chanter, à 9 ans. « J’ai travaillé le piano de manière à entrer à 12 ans au Conservatoire et je suis entré en piano, mais c’était déjà clair que j’y entrais pour la direction d’orchestre. Ma professeure de piano, Alicia Campos, m’a dit : “Je vais toujours te soutenir pour que tu deviennes chef, mais en ne faisant aucun compromis. Donc je vais te former comme un concertiste. Il n’est pas question d’amenuiser la technique ou de ne pas travailler tout le répertoire”. »
Pendant la pandémie, Yannick NézetSéguin a ressorti tous les cahiers : « Je suis passé à travers le répertoire que j’avais fait entre 13 et 22 ans avec elle — et Dieu sait qu’il y en avait ! »
Le terrain était prêt, car en décembre 2019, il s’était retrouvé sur la scène de Carnegie Hall pour accompagner Joyce DiDonato dans Le voyage d’hiver
(Winterreise) de Schubert. La sortie internationale du disque chez Erato est prévue le 23 avril. « Il est sûr que de me voir comme pianiste à Carnegie Hall m’a sorti de ma zone de confort. Je n’y aurais jamais pensé et c’est ce qui a ouvert la voie qu’en temps de pandémie, le piano reprenne officiellement ses droits dans ma vie. »
Une Winterreise dans un agenda alors surchargé : folie ou nécessité ? « Chaque fois, même pendant l’enregistrement à Carnegie Hall, où je me suis dit “Oui, je suis fou”, je réalisais que le bonheur dépassait toute autre considération. »
Yannick Nézet-Séguin insiste sur le travail de longue haleine préludant à ce Voyage d’hiver. « Joyce DiDonato est venue me voir à Baden-Baden un an et demi avant Carnegie Hall. On y a parlé de chaque Lied. On a refait des sessions chez elle, en Espagne, pendant quelques jours. Elle est venue ensuite à New York et nous avons travaillé énormément au Met. Après deux premiers concerts à Ann Arbor et à Kansas City, nous avons laissé mûrir avant Princeton, Québec et Carnegie Hall. »
Dans la semaine de l’enregistrement de Winterreise à Carnegie Hall, Yannick Nézet-Séguin répétait Wozzeck au Met et la Messe en si de Bach à Philadelphie. « En fait, c’est magnifique, car ce sont trois pôles incroyables de la musique germanique, déterminants pour l’histoire de la musique. Je ne le renie pas, mais la perspective depuis un an change et je me pose la question : “La prochaine fois que je jouerai Winterreise, est-ce que je souhaite que ce soit en même temps que
Wozzeck et la Messe en si ?” Peut-être pas. Ce n’était pas un mal, mais cela fait drôle d’y penser aujourd’hui. »
Le second projet de Yannick NézetSéguin accompagnateur s’enregistrera à Philadelphie dans quelques jours déjà, avec rien moins que Renée Fleming. Il s’agira d’un programme de mélodies de Fauré, Grieg, Hahn, Liszt, Putts, Muhly et Shaw autour du thème de la nature. Yannick Nézet-Séguin pianiste, c’est déjà une réalité.