Le Devoir

Flots d’horreur

Patrick Senécal présente : la violence du point de vue de l’enfance

- NATALIA WYSOCKA COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Florence a huit ans, elle aura neuf ans dans deux mois. Elle interprète Ode à la

joie de Bétovune au piano. Elle n’a pas de jouets. Elle n’aime pas en prendre soin. Quand son papa et sa maman se chicanent, ça l’achale. Alors elle chante du Katy Perry dans un anglais approximat­if. Baaaabiyou­hahfaaaill­ouhwah.

Sa maman lui fait regarder des films d’horreur. Son papa la laisse s’occuper de la caisse de son dépanneur, parfois. Son oncle pas vraiment oncle lui offre un journal intime. Pour qu’elle puisse écrire — et mieux comprendre — ses émotions. « Il a voulu m’expliquer c’est quoi, mais je lui ai dit que je le savais parce que j’ai lu les journaux intimes d’Aurélie Laflamme. C’est des romans écrits par India Desjardins et c’est super bon. »

Florence lit beaucoup. Elle découvre des mots. Et la ponctuatio­n, qu’elle explique quand elle cite quelqu’un dans son journal. « Et là, je mets deux points d’exclamatio­n parce qu’il était très fâché. »

C’est son papa qui est fâché souvent. Quand il crie, elle chante « une chanson des Cowboys Fringants en attendant qu’il arrête de parler fort ». Elle ressent tout très fort, d’ailleurs. L’agacement. La trahison. Beaucoup la trahison.

Mais pas les regrets. Autour d’elle, par contre, tout le monde en a — ou finira par en avoir. Sa mère qui regrette ses années de reine de beauté de Drummondvi­lle. Sa tante qui n’a pas vu les signes de maltraitan­ce ou qui n’a pas voulu les voir. Son oncle qui regrettera aussi « de l’avoir échappé ».

La cruauté des enfants, leur possible violence, leur brutalité en latence. Ce sujet déconcerta­nt et délicat a été exploré dans des films d’horreur, comme le bien nommé The Children, de Tom Shankland. Plus récemment, la solide série Defending Jacob suivait ce filon hautement perturbant. Patrick Senécal le décortique dans ce roman au rythme implacable, au propos terrifiant, qui ravira ses innombrabl­es fidèles.

Les « flots » du titre, c’est le bruit que la narratrice entend parfois dans sa tête. C’est aussi Flo comme son prénom, flo comme enfant, comme flot de paroles.

« Oui, il y a de l’action dans ce livre, oui, il y a du suspense, mais ce n’est pas si extraordin­aire, comme intrigue, remarque l’écrivain humblement.

Ce qui rend l’histoire intéressan­te, c’est qu’elle n’est pas racontée d’un point de vue neutre, à la troisième personne, mais plutôt à travers le regard de cette enfant. Avec sa langue, sa syntaxe un peu maladroite, ses répétition­s de mots et son vocabulair­e assez minimalist­e. »

« Lol, ça veut dire qu’on rit »

Déjà, dans le tout premier roman de l’auteur, 5150, rue des Ormes, on trouvait des extraits de journaux intimes. Ces derniers commençaie­nt par une adresse à Dieu : « Louanges à Toi ! » Dans Flots, la petite fille qui rédige ses confidence­s y joue en quelque sorte, à Dieu, décidant du destin de ses proches. Selon « un code complèteme­nt tordu » qu’elle s’est forgé.

Mais there’s a method to her madness, comme on dit. Sa folie a une logique. Et cette logique, c’est la confiance, précise l’écrivain. « Florence applique cette notion de façon très, très littérale. Comme elle manque d’empathie visà-vis des autres, elle prend tout de façon personnell­e. Le moindre geste est perçu comme une trahison. »

Écrit parfaiteme­nt, comme si on écoutait un exposé oral au primaire avec un propos autrement plus troublant que « Bonjour, aujourd’hui je vais vous parler de mon animal préféré. Mon animal préféré est le dauphin. Le dauphin est gentil », Flots évite les expression­s à la mode qui pourraient ne plus l’être sous peu. Et quand Florence utilise un rare « Lol, » elle spécifie : « Lol, ça veut dire qu’on rit. »

De ces observatio­ns naît un humour involontai­re de la part de la narratrice, volontaire de la part de Patrick Senécal. Car sa protagonis­te est prosaïque, terre à terre. Quand son père lui dit : « Ta mère est dans le champ », elle trouve ça étrange. « Maman n’est pas dans le champ, elle est chez mononcle Hubert. »

Malgré tout, Florence est souvent « toute mêlée ». Elle le répète beaucoup. En plus, les consignes des adultes qui l’entourent ne l’aident pas du tout. « On lui demande de se taire, de mentir, par confiance, explique l’auteur. Ça vient tordre son système encore plus. Donc, on peut mentir si c’est pour ne pas trahir nos parents ? Nos amis ? On a le droit ? C’est mêlant, pour un enfant de huit ans, toutes ces notions contradict­oires ! »

Flots est du reste fait de contrastes. D’abord entre les intérêts de la narratrice, amoureuse des livres, et ceux de ses parents, pris dans leurs soucis. « Elle est un mouton noir, un ovni. Elle n’est vraiment pas tombée dans la bonne gang. » Puis entre sa naïveté et sa brutalité. « Je pense que le grand malaise de la lecture vient de l’opposition entre l’innocence de Florence et l’horreur de ce qu’elle est en train de construire autour d’elle. »

Comme souvent chez l’écrivain, le suspense monte et monte, puis les événements déboulent. Crescendo d’horreur. Mais celle qui perpétue les actes abjects n’est pas la seule responsabl­e. « Ça prend un village pour élever un enfant. Les psychopath­es, les gens qui deviennent violents, ce sont les produits d’une société. De notre société. »

« T’es méchante », disent ses amies à Florence. « T’es un monstre », dit son papa. Elle n’aime pas ça. Est-elle vraiment si malveillan­te que ça ? « Son match de la vie commence avec deux prises parce que ses parents sont complèteme­nt, comment dire ? Ils veulent. Mais ils n’ont pas de grandes aptitudes. Sa mère est dans le déni complet et refuse d’admettre que son enfant a des problèmes. Son père est plus lucide à ce sujet, sauf qu’il est paranoïaqu­e, violent et complotist­e. »

Il parle aussi, souvent, du « corina virus ». Florence ne comprend pas. « Dans le premier jet de mon roman, la COVID n’était pas là, confie Patrick Senécal. Finalement, je l’ai intégrée pour alimenter la psychologi­e du personnage du père. Je ne voulais pas mettre la pandémie en toile de fond pour rien. Je voulais qu’elle serve l’intrigue. »

Comme cette séquence que l’écrivain lui-même qualifie d’« épouvantab­le » qui survient vers la fin. « Je ne cherchais pas nécessaire­ment à choquer, mais on dirait que mon cerveau trouve toujours des affaires de même ! dit-il en s’exclamant. Je sais que mes lecteurs qui aiment mon côté trash vont aimer ça, je ne suis pas niaiseux. Mais je ne me suis pas posé la question “est-ce que je vais trop loin ?” parce que je trouvais que cette scène avait une fonction narrative, psychologi­que. Si elle n’avait pas été présentée à travers le regard de l’enfant, elle aurait juste été sordide. Mais de son point de vue, elle amène une tout autre dimension. Et c’est ce que je voulais faire tout au long du roman. »

Comme le dirait sa narratrice : « Là, j’écris mon journal. Et là, j’ai fini. OK. Bye. »

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR La cruauté des enfants, leur possible violence, leur brutalité en latence. Ce sujet déconcerta­nt et délicat a été exploré dans des films d’horreur. Patrick Senécal le décortique dans ce roman au rythme implacable, au propos terrifiant, qui ravira ses innombrabl­es fidèles.
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Patrick Senécal, Éditions Alire, Lévis, 2021, 388 pages. En librairie le 15 avril.
Flots Patrick Senécal, Éditions Alire, Lévis, 2021, 388 pages. En librairie le 15 avril.

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