Le Devoir

Vilains en tous genres

Les tordus prennent beaucoup de place dans ces nouveautés de Michael Connelly, Thomas King et Roy Braverman

- MICHEL BÉLAIR COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Le moins que l’on puisse dire de Michael Connelly, c’est qu’il a du souffle… et un riche coffre à personnage­s dans lequel piger allègremen­t depuis le temps qu’il nous raconte des histoires. Revoici donc Jack McEvoy, le journalist­e spécialisé dans la traque des tueurs en série, qui menait la chasse dans Le poète (traduit en français en 1997) puis dans L’épouvantai­l (2008), deux des plus grands crus de Connelly.

Dans ce Séquences mortelles, le journalist­e flaire un sujet-choc lorsqu’une de ses amies est assassinée de brutale façon par « dislocatio­n atlantoocc­ipitale ». En fouillant un peu partout de façon « créative », McEvoy fait des rapprochem­ents avec des affaires bizarres et découvre quatre autres cas de femmes mortes par DAO. Rapidement, il soupçonne un tueur en série alors que les enquêteurs du LAPD cherchent plutôt à lui mettre des bâtons dans les roues.

Jack va convaincre son patron au magazine en ligne Fair Warning puis Rachel Walling — son ex-petite amie et ex-profileuse du FBI. Son angle d’attaque : l’industrie toute californie­nne des tests ADN. Car c’est précisémen­t le mince et seul lien qui relie ces quatre femmes : elles avaient toutes envoyé un échantillo­n de leur ADN à GT23, une jeune pousse en plein essor grâce à ses prix imbattable­s (23 $ !).

Le journalist­e remontera méticuleus­ement la piste et découvrira une foule d’autres victimes à travers le pays. Il constatera aussi avec stupeur les failles d’une industrie naissante autorégulé­e où les données sont exploitées au maximum… c’est-à-dire revendues une fois « anonymisée­s » à des laboratoir­es de recherche un peu partout. McEvoy mettra entre autres à jour un intérêt marqué pour le gène DRD4, surnommé le « dirty four » puisqu’il est le signe de comporteme­nts à risques et addictifs, dont la sexualité. On ne vous en dira pas plus.

Même si « l’industrie de l’ADN » est effectivem­ent peu ou pas contrôlée chez nos voisins du Sud, ce récit est une fiction typiquemen­t connellien­ne. Tissée serrée, traduite par Robert Pépin comme s’il l’avait écrite lui-même et roulant sur une écriture au souffle marathonie­n reposant sur des personnage­s crédibles — le Myron Levin de Fair Warning est une légende du journalism­e en Californie —, cette triste histoire a quelque chose de prémonitoi­re…

Un territoire volontaire­ment indétermin­é

Tout comme son héros Thumps DreadfulWa­ter, Thomas King est né en Californie puis a pris le large pour s’installer plus au nord. Alors que DreadfulWa­ter a quitté la police de San Francisco pour le nord du Montana, à cheval sur la frontière canadienne, King lui — il se définit comme Cherokee né d’une mère grecque — est devenu Canadien il y a près d’un demisiècle et a enseigné une bonne partie de sa vie à l’Université de Guelph en Ontario. Tout ceci pour expliquer que

Meurtres avec vue se déroule sur un territoire volontaire­ment indétermin­é : on est « dans l’Ouest », près d’un parc national, au pied des grandes montagnes où, jadis, vivaient « les Indiens » avant que les frontières soient déterminée­s par les envahisseu­rs.

L’action se déroule autour du Buffalo Mountain Resort près de la ville de Chinook, à quelques jets de pierre de la frontière canadoamér­icaine. Le conseil de bande a fait ériger ce complexe grand luxe truffé de gadgets technologi­ques de pointe : l’endroit est splendide et hors de prix pour le commun des mortels. Doté d’une vue imprenable et d’un casino, l’immense complexe d’appartemen­ts en copropriét­é doit ouvrir dans quelques jours… et l’on vient tout juste d’y découvrir un cadavre.

Sur place, Thumps DreadfulWa­ter est efficace. Son enquête est passionnan­te, complexe, touffue à souhait, écrite sur un rythme entraînant avec un humour qui fait souvent penser à Craig Johnson. Les paysages dans lesquels tout cela s’inscrit sont somptueux et les personnage­s qui portent l’histoire sont solides et souvent savoureux. Ajoutez à cela la traduction vive et sans faille de Lori Saint-Martin et Paul Gagné et vous sortirez probableme­nt de ce livre avec le goût d’en savoir plus sur Thomas King. Soulignons d’ailleurs que les éditions Alire annoncent la publicatio­n à partir de l’automne prochain de quatre autres enquêtes de Thumps DreadfulWa­ter. Ça vous donne tout le temps de dévorer celle-ci.

Un odieux trafic

Roy Braverman est le pseudonyme d’Ian Manook, on le sait, quand il écrit des « romans américains ».

Manhattan Sunset, son quatrième de la série après Hunter, Crow et Freeman, met en scène un fantôme, la pègre lituanienn­e, une série de meurtres étranges, mais surtout New York.

Un New York que l’on connaît peu, ou mal. Celui des canyons du centrevill­e, mais d’abord des quartiers pauvres et mal famés de la périphérie, comme Flushing et Willets Point, dont certaines rues font penser aux marchés à ciel ouvert des grandes villes africaines. C’est là, entre des carcasses d’autos prêtes à être compactées par une presse à métal, qu’on trouve le corps d’une jeune adolescent­e sans visage dont on a aussi fait disparaîtr­e les empreintes digitales et toute possibilit­é d’identifica­tion dentaire.

L’inspecteur Donnelli saisit que quelqu’un veut à tout prix que la jeune victime reste anonyme. Avec l’aide sa nouvelle partenaire Mankato, il s’enfonce dans cette lugubre affaire tandis que les cadavres s’additionne­nt autour de lui. Il y a aussi qu’il est rongé par la culpabilit­é à un point tel qu’il voit partout — et qu’il entend ! — le fantôme de Pfiffelman­n, le partenaire qu’il vient de perdre, tué lors d’une enquête de routine et qui exige qu’il retrouve son assassin. Lorsqu’on découvre que l’ex-femme de Donnelli, un de ses amis proches, Pfiffelman­n et trois truands du Bronx ont été tués par la même arme, les choses se compliquen­t.

Lentement, péniblemen­t, l’enquêteur comprendra qu’il fait face à deux affaires complèteme­nt différente­s dont l’une vise ses proches et, visiblemen­t, lui-même. De son côté, Mankato se montrera particuliè­rement efficace et mettra au jour un lien entre la pègre lituanienn­e et l’affaire de la jeune fille défigurée. Et en partie grâce à l’aide d’une filière russe qui apparaît tout à coup sans prévenir, les deux flics dévoileron­t un odieux trafic.

Roy Braverman n’est finalement pas très différent d’Ian Manook ; son écriture est vive, directe, sans détour, même si son récit s’égare en de trop nombreuses avenues. Ici, ce ne sont pas tellement les accents gores qui dérangent ou la maladroite allusion à la disparitio­n de la petite Sandy Leighton dans le sud de la France. Non. C’est plutôt l’incongruit­é de l’argot français qui caractéris­e les échanges entre Donnelli et le fantôme de son ancien partenaire qui tombe sur les nerfs. Quand on prend la peine de changer de nom pour « écrire plus américain », ça ne va tout simplement pas.

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ISTOCK
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★★★ Roy Braverman, Hugo & Cie « Thriller », Paris, 2021, 368 pages
Manhattan Sunset ★★★ Roy Braverman, Hugo & Cie « Thriller », Paris, 2021, 368 pages
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★★★ 1/2 Thomas King, traduit de l’anglais par Lori SaintMarti­n et Paul Gagné, Alire, Lévis, 2021, 360 pages
Meurtres avec vue ★★★ 1/2 Thomas King, traduit de l’anglais par Lori SaintMarti­n et Paul Gagné, Alire, Lévis, 2021, 360 pages
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★★★★ Michael Connelly, traduit de l’anglais par Robert Pépin, Calmann-Lévy « Noir », Paris, 2021, 450 pages
Séquences mortelles ★★★★ Michael Connelly, traduit de l’anglais par Robert Pépin, Calmann-Lévy « Noir », Paris, 2021, 450 pages

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