L’enfant qui venait d’ailleurs
Jean-Paul Eid signe un roman graphique d’une grande beauté inspiré de ses souvenirs de famille
La maison, ça sert à fixer nos souvenirs pour les rendre indélébiles », dit Juliette, narratrice vingtenaire du Petit astronaute, qui, profitant d’une visite libre dans la maison de son enfance, se remémore l’arrivée de son frère Tom, un enfant pas comme les autres.
Pour Jean-Paul Eid, chaque album se veut une nouvelle expérience. Après la métabédé (Le fond du trou), la science-fiction (Memoria) et le polar (La femme aux cartes postales), ces deux genres explorés avec le scénariste Claude Paiement, le voilà de retour avec une oeuvre d’autofiction où il se penche à nouveau sur un thème qui lui est cher.
« C’est parti d’une idée qui revient beaucoup dans mes albums, celle des maisons qui ont une mémoire, des histoires, des secrets, raconte l’auteur joint au téléphone. Les maisons, c’est fait de briques et c’est ce qui va servir de balises à notre mémoire. Je trouvais ça intéressant cette idée qu’en retournant dans les lieux où on a vécu, les maisons soient habitées par tous ces souvenirs-là, qu’elles aient été témoins d’un tas de choses, de gens partis à la guerre, à l’école, au cimetière. »
Avant de présenter celle qui remontera le fil de la vie de son cadet, JeanPaul Eid nous fait voir le monde du point de vue du petit Tom, surnommé Major Tom en l’honneur de Space
Oddity de David Bowie, qui vient d’une étoile « où on parle sans mots… où on se déplace sans jambes ». Pour créer ce personnage, auquel on s’attache d’emblée, l’auteur s’est inspiré de son propre fils polyhandicapé, aujourd’hui âgé de 20 ans.
« Derrière l’idée de l’astronaute, la première idée qui m’est venue je ne sais d’où, c’est que quand ces enfants-là arrivent sur Terre, c’est un peu comme une nouvelle espèce qu’on découvre. Ils sont les seuls habitants de leur planète et ils arrivent sur Terre sans mode d’emploi, et on va passer notre vie à l’écrire, ce mode d’emploi là. Les parents vont devenir des spécialistes de cette espèce. Comme il n’y en a pas deux pareils, c’est chaque fois du essai-erreur. »
Si les premières lignes du scénario du Petit astronaute ont germé tôt dans l’esprit de l’auteur, il a tout de même attendu 15 ans avant de s’y plonger.
« À l’époque, je n’avais pas la distance émotive pour pouvoir parler de ça sereinement. Ç’a pris son envol au moment où j’ai eu l’idée de raconter
De toutes les minorités qui revendiquent le droit d’être représentées de façon juste, les personnes handicapées, c’est la dernière tranche de la société. Elle n’ira pas avec des pancartes dans la rue, c’est beaucoup plus laborieux pour elle que pour la majorité des gens.
JEAN-PAUL EID
ça à travers les yeux de sa soeur. Pour toutes sortes de raisons, je n’arrive pas à me mettre en scène. Je ne suis pas du tout issu de l’école de l’autofiction comme beaucoup de mes confrères québécois. Je suis du magazine d’humour, du polar, de quelque chose qu’on construit pour le lecteur et moi, le personnage-auteur, je suis très loin de ce que je mets en scène », révèle celui qui a fait ses débuts au magazine
Croc en 1985 en signant les aventures de Jérôme Bigras.
Rencontre du troisième type
Même s’il ne sait ni lire ni écrire, le fils de Jean-Paul Eid, qui s’exprime à l’aide de pictogrammes comme ceux
que l’on retrouve dans Le petit astronaute, se rend à la bibliothèque municipale deux ou trois fois par semaine. Or, jamais le jeune garçon n’a pu se reconnaître dans les livres que lui lisait son père à l’heure du dodo.
« Évidemment, il y aura toujours
Lettres à Thomas, mon fils handicapé, d’Antoine Galland (Albin Michel, 2006), mais des personnes qui vivent avec un handicap intégré et dont la présence dans un livre n’est pas justifiée uniquement par leur handicap, il n’y en a à peu près pas. Je me mets à la place de ces gens-là, qu’est-ce que ça doit être de consommer de la culture et de voir que tu ne fais pas partie de la société représentée. »
« De toutes les minorités qui revendiquent le droit d’être représentées de façon juste, les personnes handicapées, c’est la dernière tranche de la société. Elle n’ira pas avec des pancartes dans la rue, c’est beaucoup plus laborieux pour elle que pour la majorité des gens », poursuit l’auteur, qui souhaitait tout simplement écrire une belle histoire.
Ce livre qu’il a écrit comme celui qu’il aurait souhaité lire à l’époque s’avère une histoire touchante, lumineuse et poétique où l’on découvre par bribes le quotidien d’une famille ordinaire accueillant un enfant extraordinaire. Ayant opté pour une douce palette restreinte de couleurs afin de mettre en lumière le texte et les comédiens de papier, Jean-Paul Eid a voulu, comme dans La femme
aux cartes postales, transplanter son récit dans des décors authentiques, lui donnant ainsi toute son ampleur dramatique.
L’auteur raconte aussi dans cet album teinté de nostalgie et de fantaisie les petits et grands malheurs de Juliette, dite Tourniquette, et les difficultés de ses parents, Miguel et Pénélope, à trouver une place en CPE pour Tom, qui y sera finalement accueilli avec bonheur par les enfants non handicapés.
« Dans l’histoire, Tom ne dit pas un mot, mais il va quand même être une espèce de vecteur de transformation de la petite société où il est. Tous les amis de Tom à la garderie vont devenir des gens pour qui l’expérience de l’inclusion aura été positive et qui seront ouverts à l’inclusion. La vision des choses des gens qui vont avoir côtoyé de jeunes handicapés va complètement changer. À l’époque où mon fils était au CPE, des parents étaient réfractaires, sans le dire évidemment, à l’idée qu’un enfant sévèrement handicapé allait peut-être ralentir le développement de leur petit Einstein. Ces parents-là aussi ont fait du millage avec ça. »
Bien qu’il ne prévoie pas de refaire de l’autofiction, Jean-Paul Eid confirme que les prochains albums seront d’une teneur différente que les précédents. « Je sens aujourd’hui, plus qu’à l’époque de Croc ou de Memoria, que je peux être utile. Évidemment, je ne suis pas dupe : ce n’est qu’un livre et je ne changerai pas la société avec un livre. Je suis rendu à l’âge où c’est important pour moi de passer des idées, de brasser un peu le lecteur, de l’exposer à des dilemmes moraux ; je maîtrise assez le médium pour pouvoir le faire de façon efficace. Loin de moi l’idée de faire des pamphlets ; je déteste les livres qui font la leçon. J’ai plus envie d’aller vers des livres qui posent des questions sans nécessairement y répondre. »