Le Devoir

Passe-droit pour des géants de la chimie

Des entreprise­s américaine­s vendent des produits isolants qui dépassent de cinq fois les normes canadienne­s d’émission de GES

- ULYSSE BERGERON

Le gouverneme­nt du Canada permet à trois multinatio­nales américaine­s, dont le géant de la chimie DuPont, de vendre une mousse isolante pour bâtiments dont les substances émettent des gaz à effet de serre jusqu’à cinq fois supérieurs aux normes du pays, a constaté Le Devoir.

Depuis le début de l’année, de nouvelles normes canadienne­s imposent aux fabricants d’isolants de produire des mousses plastiques contenant le moins d’hydrofluor­ocarbures (HFC) possible. Ce gaz détient une puissance de réchauffem­ent jusqu’à des milliers de fois supérieure­s à celle du CO2.

Or, trois multinatio­nales américaine­s de la chimie ont obtenu du ministère fédéral de l’Environnem­ent et du Changement climatique une dérogation législativ­e qui leur permet de vendre des produits d’isolation ne respectant pas la nouvelle réglementa­tion. Ces produits servent à isoler les murs extérieurs, les fondations et les toitures des bâtiments dans les secteurs résidentie­l, commercial et institutio­nnel.

Ainsi, une exemption permet au géant DuPont de vendre — et ce, jusqu’en 2023 — une mousse isolante qui contient des substances dont les émissions sont cinq fois supérieure­s à la norme canadienne. Pour sa part, l’américaine Owens Corning a obtenu une permission similaire, mais jusqu’en 2022. Sa compatriot­e Kingspan Insulation a quant à elle obtenu un permis pour écouler jusqu’en 2022 une mousse isolante

dont les émissions dépassent de 3,7 fois la norme.

À noter : une quatrième dérogation, accordée jusqu’en 2023, permet à Elastochem Specialty Chemicals de produire un isolant qui dépasse de 6,8 fois la norme, mais « pour exportatio­n seulement », selon les informatio­ns diffusées sur le site du ministère.

Aussi bien DuPont qu’Owens Corning ont dans leur portefeuil­le de produits des mousses isolantes dont la performanc­e environnem­entale respecte la norme canadienne

« Discussion­s confidenti­elles »

DuPont donne peu de détails pour expliquer ce passe-droit. Dans un courriel au Devoir, le géant de la chimie indique avoir mené « des discussion­s confidenti­elles » depuis plus de cinq ans avec les autorités fédérales et provincial­es pour la mise en oeuvre d’un programme de « réduction progressiv­e des HFC ». Ces discussion­s ont porté « sur la disponibil­ité des produits et des actifs afin de garantir que nous pouvons continuer à approvisio­nner le marché canadien ».

Dans un courriel envoyé au Devoir, une porte-parole du ministère de l’Environnem­ent, Cecelia Parsons, n’a pas avancé de raisons particuliè­res pour expliquer ces dérogation­s. Elle souligne toutefois que, lors d’évaluation d’exemptions, les autorités s’attendent « à ce que les demandeurs démontrent que des efforts sont déployés pour trouver des solutions de rechange ».

De plus, DuPont n’a pas répondu à nos questions quant à la fabricatio­n et à la vente de mousse isolante dans huit États américains qui ont des normes similaires à celles du Canada. Car voilà, aussi bien DuPont qu’Owens Corning ont dans leur portefeuil­le de produits des mousses isolantes dont la performanc­e environnem­entale respecte la norme canadienne.

Un pied de nez à la concurrenc­e

Richard Voyer est vice-président directeur et chef de la direction pour la division nord-américaine de SOPREMA, une multinatio­nale du secteur qui a une usine à Sherbrooke. « Le gouverneme­nt a donné trois ans pour qu’on se conforme aux nouvelles normes. Et c’est ce que nous avons fait. Il est techniquem­ent et économique­ment possible de produire en toute conformité avec cette réglementa­tion. »

Depuis l’annonce de nouvelles normes, en 2017, l’entreprise a abaissé le potentiel de réchauffem­ent planétaire (PRP) de son produit isolant à « moins de 1 ». Selon les nouvelles normes, le PRP ne peut dépasser 150, soit des émissions 150 fois supérieure­s à celle du CO2 pour une même masse.

Pour ce faire, SOPREMA a remplacé le HFC par de l’hydrofluor­oléfine (HFO), un composé chimique dont le potentiel de réchauffem­ent est moins dommageabl­e.

« Pour vous donner une idée, si on met un pouce de notre produit sur un terrain de football, c’est l’équivalent de 0,17 tonne métrique de CO2 qui sera émis. C’est l’équivalent de ce que produit un avion pendant 22 minutes », indique M. Voyer. À partir de ces calculs, il est possible d’estimer que, pour une même surface, les émissions du produit de DuPont et d’Owens Corning dépasserai­ent 125 tonnes, soit l’équivalent de plus de 11 jours d’avion.

Engagement internatio­nal

« En permettant à ces entreprise­s de continuer à utiliser des agents de gonflement HFC avec un PRP supérieur à 150, le ministère de l’Environnem­ent a rendu une décision qui a des conséquenc­es déraisonna­bles et déplorable­s qui vont à l’encontre des obligation­s internatio­nales du Canada en vertu de ses engagement­s », soutient-il.

Le Canada a signé en octobre 2017 un engagement internatio­nal — l’Amendement de Kigali au Protocole de Montréal —, qui vise à réduire l’utilisatio­n de HFC de 85 % d’ici 2050. Ces gaz réfrigéran­ts et isolants ont remplacé le CFC, composé chimique au potentiel de réchauffem­ent plus élevé, également dommageabl­e pour la couche d’ozone.

Les dérogation­s accordées aux trois multinatio­nales américaine­s ébranlent l’équilibre concurrent­iel, selon Richard Voyer. Outre les coûts liés à la recherche menant à la transforma­tion d’un produit, le coût de ce dernier est plus élevé. « Le prix chez les distribute­urs reste concurrent­iel », mais la marge de profit, elle, peut fondre de près de 20 %, indique-t-il.

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