Le Devoir

Le SPVM et le DPCP poursuivis par Mamadi Camara et ses proches

L’homme réclame un dédommagem­ent de près de 800 000 $ ; sa famille, 400 000 $

- AMÉLI PINEDA Avec Jeanne Corriveau

Accusé à tort d’avoir agressé sauvagemen­t un policier en janvier dernier, Mamadi III Fara Camara et ses proches ont intenté mercredi une poursuite civile de 1,2 million de dollars contre le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et le Directeur des poursuites criminelle­s et pénales (DPCP). Ils accusent les autorités de s’être plongées dans une vision en tunnel qui leur a fait mettre de côté des éléments de preuve cruciaux démontrant pourtant qu’il n’était pas le bon suspect.

« La preuve utilisée pour justifier sa culpabilit­é était en réalité celle qui a prouvé son innocence. Les autorités ont mal fait leur job d’enquête et, pendant deux mois, le véritable agresseur était toujours en liberté », fait valoir Me Alain Arsenault, un des avocats de M. Camara.

L’homme de 31 ans, étudiant et chargé de laboratoir­e à Polytechni­que, vit encore énormément d’angoisse. Il n’a toujours pas repris ses études et son travail. « Cet homme-là clamait son innocence et il s’est fait dire qu’il en avait pour des décennies de prison », rappelle Me Arsenault.

M. Camara réclame au total près de 800 000 $ pour avoir été humilié, blessé à la joue lors de son arrestatio­n, qu’il qualifie de brutale, et fouillé à nu à deux reprises lors de sa détention. L’universita­ire, qui n’avait aucun antécédent judiciaire, se serait même fait traiter « d’imbécile » par un des policiers.

L’entourage de M. Camara, plongé malgré lui dans un cauchemar à la suite de son arrestatio­n, réclame un dédommagem­ent de près de 400 000 $.

Enceinte de jumeaux, sa conjointe raconte s’être effondrée lorsqu’elle a appris l’arrestatio­n de M. Camara et a été hospitalis­ée dans les jours suivant les événements, sans pouvoir communique­r avec lui.

Son beau-frère, sa belle-soeur et son conjoint, ainsi qu’un couple de voisins, ont aussi subi un traitement discrimina­toire. Mody Sody Barry, qui habite le même immeuble que M. Camara, a reçu la visite des policiers à deux reprises. « Les policiers se sont permis de placer des citoyens pendant quatre heures dans un autobus, la porte ouverte en plein mois de janvier, y compris des enfants. »

Les documents de cour soulèvent aussi une autre question : « Il n’y avait que des immigrants dans l’autobus. […] Une pensée persiste dans leur esprit ; les policiers auraient-ils agi de la même manière de l’autre côté [du boulevard] de l’Acadie, dans un quartier plus riche et blanc ? »

Aveuglés par l’émotion ?

Le 28 janvier dernier, les enquêteurs du SPVM se sont laissés guider par leurs émotions puisqu’un des leurs avait été blessé, estime Me Arsenault. L’agent Sanjay Vig venait alors d’être attaqué en bordure de l’autoroute Métropolit­aine, au moment où il interagiss­ait avec M. Camara.

L’avocat accuse l’agent Vig d’avoir fait du profilage racial lorsqu’il a intercepté M. Camara pour une présumée infraction au Code de la sécurité routière. Il accuse aussi le policier d’avoir menti en déclarant que son client était agressif.

« Quinze minutes après les événements,

Si on se laisse diriger par les émotions, on se dirige vers des bavures policières et des erreurs à répétition

ME ALAIN ARSENAULT

Intercepti­on et arrestatio­n illégales, profilage racial, usage d’une force abusive : plus d’une dizaine de manquement­s dès les premiers moments de l’enquête sont relevés dans la requête de 30 pages

trois policiers avaient obtenu la même version de la part de M. Camara. Ils avaient la preuve que ce n’était pas lui, mais ils ont tout tassé ça parce que le policier Vig leur a dit que c’était un Noir ; M. Camara est noir, donc, c’était lui », soutient Me Arsenault. « Si on se laisse diriger par les émotions, on se dirige vers des bavures policières et des erreurs à répétition », prévient-il.

Mamadi Camara a été arrêté, a été accusé et a passé six jours en prison à cause de cette erreur sur la personne. Après le retrait des accusation­s, le chef de police Sylvain Caron s’est excusé publiqueme­nt, mais les regrets ne se sont pas traduits par des gestes réparateur­s, mentionne Me Arsenault. Le chef du SPVM a évoqué une enquête d’une « complexité exceptionn­elle ».

Or, Me Arsenault rappelle que le soir même des événements, deux policiers ont visionné la vidéo du ministère des Transports et que ce sont ces mêmes images qui ont permis de disculper son client six jours plus tard.

Intercepti­on et arrestatio­n illégales, profilage racial, usage de force abusive : plus d’une dizaine de manquement­s dès les premiers moments de l’enquête sont relevés par l’avocat dans la requête de 30 pages. Il reproche également aux procureurs du DPCP d’avoir manqué d’objectivit­é en déposant des accusation­s « parmi les plus graves du Code criminel, sans analyser le dossier complet ».

Quasi silence radio

Puisque le dossier a été judiciaris­é, ni le SPVM ni le DPCP n’ont voulu faire de commentair­es mercredi. Au cabinet de la mairesse Valérie Plante, on indique être « sensibles à ce que M. Camara a vécu et souhaitons que toute la lumière soit faite dans ce dossier ». « Notre Service des affaires juridiques analysera la requête de M. Camara et des autres demandeurs présentée à la Cour supérieure et nous formulera des recommanda­tions », mentionne l’attachée de presse Geneviève Jutras.

Le « véritable suspect » de l’attaque contre l’agent Vig a finalement été arrêté à Toronto, deux mois après les événements. Ali Ngarukiye a notamment été accusé de tentative de meurtre. Il doit subir son enquête sur remise en liberté la semaine prochaine.

Dans la foulée des événements, Québec a annoncé que le travail du SPVM ayant mené à l’arrestatio­n et à l’accusation de M. Camara sera scruté en détail par le juge Louis Dionne. L’enquête, qui a débuté en février, doit s’échelonner sur une période maximale de cinq mois et mènera au dépôt d’un rapport.

Le cabinet du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, s’est limité mercredi à dire avoir pris acte de la procédure intentée par M. Camara. « Compte tenu des procédures en cours, nous ne ferons pas de commentair­es », a-ton indiqué.

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ?? Mamadi III Fara Camara (au centre) était accompagné par ses proches, le 3 février, après sa libération au palais de justice de Montréal.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Mamadi III Fara Camara (au centre) était accompagné par ses proches, le 3 février, après sa libération au palais de justice de Montréal.

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