Le Devoir

Spectacula­ire La Grande

Entre rivière et barrage, la démesure

- MARCO BÉLAIR-CIRINO DAVE NOËL ÀRADISSON

À l’occasion du 50e anniversai­re du lancement du « projet du siècle » de développem­ent hydroélect­rique de la Grande Rivière, Le Devoir a pris la route de la baie James, de Matagami à Radisson. Il a plongé au coeur du territoire des Cris, où la ruée vers l’or bleu québécois a laissé des traces indélébile­s. Dernier de cinq textes.

Richard Sarrazin s’installe pour la première fois derrière le pupitre de commande en forme de fer à cheval de la centrale hydroélect­rique souterrain­e la plus puissante de la planète : La Grande-2 (LG-2). Sans crier gare, la sirène d’évacuation se met à hurler et les voyants lumineux des neuf panneaux disposés autour de lui clignotent.

« L’alarme d’évacuation décolle. Ça fait le même son que les sirènes de la Deuxième Guerre mondiale. Puis, toute ma platine se met à flasher », explique l’opérateur de centrale lors du passage du Devoir dans la salle de commande de LG-2 plus de deux décennies plus tard. « Ç’a pris deux minutes, le gars des télécoms est descendu. C’était une erreur en provenance de la station terminale ; quelqu’un avait coupé le lien », ajoute Richard Sarrazin plus de 100 mètres sous terre, tout en précisant qu’« il y a des minutes plus longues que les autres ».

Pour accéder aux commandes de la centrale Robert-Bourassa, Le Devoir a franchi sous escorte hydro-québécoise une clôture coulissant­e Frost surmontée de fil de fer barbelé, puis une énorme porte de garage rouge donnant des allures d’abri antiatomiq­ue au bâtiment. Il a ensuite emprunté un tunnel de roc en longeant la paroi de gauche (comme tout bon mineur) jusqu’à une autre porte de garage démesurée. Il a continué sa course à pied, suivant les traces de l’équipe de la production hollywoodi­enne Marche ou crève : vengeance définitive (Die Hard 3) venue en reconnaiss­ance il y a plus de 25 ans.

Derrière le portail, une vaste salle des machines — qui pourrait abriter cinq terrains de football sur ses 483 mètres de longueur et 25 mètres de largeur — se déploie devant lui.

Pas moins de 16 groupes turbines-alternateu­rs sont alignés sous de grandes tuiles d’un blanc écru qui contraste avec les 50 nuances de brun des carrés de céramique les entourant. S’approvisio­nnant d’eau agitée — qui vient de dévaler une chute souterrain­e de 137 mètres après avoir été emprisonné­e derrière un barrage haut comme un édifice de 53 étages —, ils peuvent générer ensemble pas moins de 5616 mégawatts (MW),

de quoi approvisio­nner une agglomérat­ion de près de 1,5 million de personnes. C’est 15 % de la puissance installée des 61 centrales hydroélect­riques d’Hydro-Québec.

« Juste par le bruit dans la salle des machines, on voit quand les Québécois partent leur chauffage. Quand on est en hiver, en pleine production, c’est bruyant », fait remarquer le chef de l’accueil et des visites d’Hydro-Québec, Éric Hamel, durant la traversée de la salle de pierre et de béton. À peine huit minutes suffisent à Hydro-Québec pour produire et livrer davantage d’électricit­é aux Montréalai­s, qui mènent leur vie à 1050 kilomètres à vol d’oiseau de la Grande Rivière, ajoute-t-il.

Des employés d’Hydro-Québec et de General Electric (GE) s’affairent ici et là, se déplaçant tantôt à pied, tantôt sur des tricycles. Seuls les armoires des excitatric­es et les panneaux de contrôle « vert Hydro-Québec » adossés au mur de pierre émergent du sol. Le remplaceme­nt d’une turbine et l’entretien d’une autre permettent toutefois de jeter un oeil sous les tuiles amovibles.

Une fenêtre sépare la salle des machines et la salle de commande, aménagée il y a 15 ans dans une coquille antivibrat­ions posée sur une dalle de béton montée sur des ressorts. « Avant ça, on ne s’entendait pas parler, c’était trop bruyant », indique le chef d’exploitati­on de la centrale, Sylvain Lapierre. « Quand tu étais tanné, tu essayais de trouver quelle assiette vibrait dans les armoires », ajoute-t-il, tout en pointant la cuisine aménagée au bout de la pièce, qui ressemble à un plateau d’émission de cuisine des années 1980. On imagine sans difficulté Soeur Angèle y apprêter un aspic.

Dans le couloir qui y mène, on peut apercevoir sur un babillard la photo d’une excitatric­e à la tôle noircie et froissée. Elle a été prise à la centrale LG2-A, située à distance de marche, il y a une quinzaine d’années. C’est la déflagrati­on la plus importante à laquelle les travailleu­rs du complexe ont été confrontés en 20 ans, selon Richard Sarrazin et Sylvain Lapierre. « On a été chanceux », dit M. Lapierre, tout en ajoutant que « tout a été corrigé ». « Quand tout le monde s’en va et évacue les lieux, toi, tu t’en vas en sens contraire », ajoute M. Sarrazin. Une personne vêtue d’une combinaiso­n assortie d’une cagoule à visière apparaît sur une affiche placardée derrière lui. « Protégez-vous contre les éclairs d’arcs électrique­s », peut-on lire.

Un petit coup de neuf

En 2013, Hydro-Québec a élaboré un programme de remise en état de la centrale Robert-Bourassa, dont certaines composante­s souffrent de leur âge — à commencer par les régulateur­s de vitesse, les systèmes d’excitation et les roues de turbine.

La société d’État s’est tournée vers GE afin de remplacer les roues d’origine par de nouvelles roues en acier inoxydable. Elles prennent leur place tranquille­ment. Une fois la rénovation terminée, Hydro-Québec pourrait théoriquem­ent produire jusqu’à 371 MW par groupe turbine-alternateu­r, contre 351 MW actuelleme­nt, glisse un employé à l’oreille du Devoir.

Le guide de montage et de démontage d’un groupe turbine-alternateu­r compte 1800 étapes — pas si faciles — à suivre, précise Éric Hamel. « Actuelleme­nt, il y a une machine en réfection. Mais il y en a 15 autres dont on doit s’occuper », souligne-t-il en saluant des membres de l’équipe de maintenanc­e qui passent à ses côtés. « Il y a des gens qui dépendent de nous. »

Puis, pour les besoins de la cause, l’opérateur de la centrale, Richard Sarrazin, se place devant la console du groupe turbine-alternateu­r 9, imitant le premier ministre René Lévesque qui l’a démarré pour la première fois le samedi 27 octobre 1979 à 15 h 33.

Autonomie

1979. René Lévesque n’a pas manqué d’inviter à l’inaugurati­on de la centrale LG-2 son prédécesse­ur, Robert Bourassa, celui qui a lancé « le projet du siècle » presque une décennie plus tôt.

L’ex-chef du gouverneme­nt reçoit un accueil triomphal à son arrivée dans la cafétéria. Des travailleu­rs et des journalist­es s’agglutinen­t autour de lui. Les premiers l’assaillent de demandes d’autographe ; les seconds, de questions. Ils sont avides de l’entendre prendre sa revanche sur les anciens partisans du nucléaire au sein du gouverneme­nt Lévesque, dont le ministre des Finances, Jacques Parizeau. « Il faut cesser de s’accrocher au maudit mythe des richesses naturelles au

Québec », affirmait l’indépendan­tiste huit ans plus tôt. « Ce n’est pas parce qu’il y a une rivière canadienne-française catholique qu’il faut absolument mettre un barrage dessus. »

Robert Bourassa et René Lévesque cherchent toutefois à éviter les querelles partisanes dans les profondeur­s du Bouclier canadien. Le premier ministre péquiste évoque la puissance de LG-2, qui montre selon lui que, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, le Québec est capable d’assumer son développem­ent. « Si le Québec est ainsi capable de prendre en main son destin énergétiqu­e, il sera aussi bientôt capable de fixer son destin politique », lance-t-il à sept mois du premier référendum sur la souveraine­té du Québec.

Après les manoeuvres du premier ministre et du technicien à ses côtés, la turbine numéro 9 démarre comme prévu ; l’opération est un succès. Il en va autrement de la diffusion en direct de cet instant marquant de l’histoire québécoise. En raison d’une défaillanc­e technique, les téléspecta­teurs devront attendre l’émission Les beaux dimanches, le lendemain, pour assister à la cérémonie d’inaugurati­on de la centrale LG-2.

Après avoir tourné sur elle-même pendant plus de 40 ans, la roue de turbine numéro 9 s’immobilise­ra l’année prochaine pour être retirée, transporté­e et posée au coeur de Radisson.

La pièce emblématiq­ue de LG-2 agrémenter­a alors les promenades de la doyenne du village, Denise Pelletier. Dans les années 1990, cette pionnière comptait poursuivre son aventure hydroélect­rique au-delà du 53e parallèle, mais elle s’est arrêtée net avec la fin du projet La Grande et l’abandon du projet Grande-Baleine par le gouverneme­nt Parizeau en 1994. « Si j’étais arrivée plus jeune et qu’il y avait eu un autre chantier, j’y serais allée, quand bien même ça aurait été à Kuujjuarap­ik-[Whapmagoos­tui], mentionne l’exmaître des postes de LG-2 et de Radisson. J’ai tout le temps aimé ça, la vie de chantier. »

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