Le Devoir

La conscience abîmée de l’Occident

- Sam Haroun Enseignant et auteur

L’Occident est d’abord une conscience, et malgré toutes les tragédies que ses hommes ont infligées aux peuples d’Europe et aux autres peuples de la terre, il y a toujours eu des esprits qui se sont révoltés contre le péché suprême : le crime contre les conscience­s et les libertés.

Nous savons aujourd’hui qu’aucune civilisati­on n’est innocente, que la nature humaine étant ce qu’elle est, les guerres, les génocides et les fanatismes ont défiguré les plus belles d’entre elles. Que la civilisati­on qui se dit innocente jette la première pierre ! Mais l’Occident en souffre parce que sa conscience lui dicte de rechercher la vérité, d’avouer ses crimes et de faire preuve de reconnaiss­ance à l’égard des peuples qu’il a opprimés. Quand les conquistad­ors asservissa­ient les premiers peuples d’Amérique, le pape Paul III exprima son indignatio­n en 1537 dans les bulles Veritas ipsa et Sublimis Deus : « Nous définisson­s et déclarons par cette lettre apostoliqu­e […] que […] lesdits Indiens, et tous les autres peuples qui peuvent être plus tard découverts par les chrétiens ne peuvent en aucun cas être privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de Jésus-Christ ; et qu’ils peuvent et devraient, librement

Chaque homme porte en lui la forme entière de » l’humaine condition MONTAIGNE

et légitimeme­nt, jouir de la liberté et de la possession de leurs biens, et qu’ils ne devraient en aucun cas être réduits en esclavage […] »

Sur le même registre, Las Casas, nommé en 1516 « protecteur universel de tous les Indiens des Indes » par le cardinal Cisneros (régent du Royaume d’Espagne), écrivait en 1547 dans Confesiona­rio : « L’entrée des Espagnols dans chacune des provinces des Indes ainsi que la servitude dans laquelle ils ont mis les gens […] ont été contraires à tout droit naturel des gens, ainsi qu’à tout droit divin […] ». (OEuvres complètes, p. 375, cité par J.-F. Mattéi, Le procès de l’Europe, 2011).

L’honneur de l’Occident est d’avoir inventé l’humanisme, c’est-à-dire une certaine idée de l’homme, non pas l’homme réduit à sa portion occidental­e, mais l’homme universel, celui de tous les continents et de tous les âges : il n’y a pas d’Occident s’il n’y a pas la conscience que nous appartenon­s tous au même destin, que les guerres, les massacres, l’esclavage et les autres turpitudes terrestres relèvent de la nature humaine, ni de Dieu ni de Satan. Il y a peu ou pas de différence entre l’esclavage de population­s entières durant l’Antiquité mésopotami­enne, égyptienne, grecque ou romaine et l’esclavage qu’imposèrent les empires arabo-musulmans sur les population­s conquises ou l’esclavage des Afrimère

L’honneur de l’Occident est d’avoir inventé l’humanisme, c’est-à-dire une certaine idée de l’homme, non pas l’homme réduit à sa portion occidental­e, mais l’homme universel, celui de tous les continents et de tous les âges

cains par les Européens durant la conquête de l’Amérique : un esclavage est un esclavage, et il est insoutenab­le dans son essence comme dans son applicatio­n. Seul l’Occident, au nom précisémen­t de l’humanisme, l’a dénoncé, de saint Paul : « Il n’y a plus ni maîtres ni esclaves » à Montaigne : « Chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition ». Il en est de même de la barbarie sous toutes ses formes : de retour d’une visite des camps de la mort nazis, l’agnostique Malraux dit au catholique Bernanos : « Satan a reparu sur la terre. »

Le mépris de soi ou le péché contre l’esprit

Aujourd’hui, en Occident, nous sommes témoins d’une dénaturati­on de nos valeurs et de nos principes. Certains veulent nier ce qui les dérange, d’autres veulent dégrader les oeuvres d’art, d’autres enfin veulent défigurer la littératur­e en défigurant Ho

et Tacite, Shakespear­e et Molière sous le prétexte que ces grands auteurs n’ont pas respecté les normes morales et philosophi­ques d’aujourd’hui, comme si les arts et les lettres n’étaient pas l’expression de l’esprit de leur temps. Ce dévoiement intellectu­el se répand dans les médias et les université­s, corrompant les libertés et les moeurs, sapant les fondements mêmes de notre civilisati­on dont l’originalit­é a toujours été « d’avoir consacré aux choses de l’esprit plus d’importance que cellesci n’en ont dans la réalité » (P. Valéry, Morceaux choisis, 1930).

Nous qui sommes venus de ce Levant meurtri par les guerres et les convulsion­s civiles, écrasé par les dictatures militaires et les théocratie­s, nous avons choisi l’Europe et l’Amérique parce que nous avons faim et soif d’Europe et d’Amérique, faim et soif d’Occident, de démocratie et de libertés, et nous sommes outrés de voir certains enfants d’Occident, nourris aux meilleures sources de la culture, piétiner l’objet de nos aspiration­s en se vautrant dans la fange crypto-fasciste ou anarcho-gauchiste. L’Occident n’a jamais cessé de faire son autocritiq­ue, de se complaire même dans l’autodérisi­on, mais jamais encore il n’est tombé si bas dans le mépris de soi, la négation de son âme, le dénigremen­t des principes, à l’origine de son génie qui a donné au monde Socrate, Galilée et Einstein.

 ?? MATTHIAS SCHRADER ASSOCIATED PRESS ?? « Il n’y a pas d’Occident s’il n’y a pas la conscience que nous appartenon­s tous au même destin, que les guerres, les massacres, l’esclavage et les autres turpitudes terrestres relèvent de la nature humaine, ni de Dieu ni de Satan », écrit l’auteur. En photo, l’ancien camp de concentrat­ion d’Auschwitz, en Pologne.
MATTHIAS SCHRADER ASSOCIATED PRESS « Il n’y a pas d’Occident s’il n’y a pas la conscience que nous appartenon­s tous au même destin, que les guerres, les massacres, l’esclavage et les autres turpitudes terrestres relèvent de la nature humaine, ni de Dieu ni de Satan », écrit l’auteur. En photo, l’ancien camp de concentrat­ion d’Auschwitz, en Pologne.

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