Le Devoir

Christian Boltanski, plasticien du temps

Celui qui se présentait comme un artisan de la mémoire et qui a « lutté contre l’oubli et la disparitio­n » est mort mercredi

- RAPHAËLLE PICARD À PARIS AGENCE FRANCE-PRESSE

Christian Boltanski, l’un des principaux artistes français contempora­ins, dont on a appris la mort mercredi, se présentait comme un artisan de la mémoire qui a « lutté contre l’oubli et la disparitio­n » par des oeuvres mêlant objets hétéroclit­es, vidéos, photograph­ies et installati­ons.

« Il est mort ce matin à l’hôpital Cochin [à Paris], où il était depuis quelques jours. Il était malade. C’était un homme pudique, il a caché les choses aussi longtemps qu’il a pu », a déclaré à l’AFP Bernard Blistène, ancien directeur du musée d’art moderne au Centre Pompidou à Paris, confirmant une informatio­n du journal Le Monde.

« C’est une très grande perte, a déploré M. Blistène. Il aimait par-dessus tout cette transmissi­on entre les êtres, par des récits, par des souvenirs. Il restera comme un des plus grands conteurs de son temps. C’était un inventeur incroyable. »

Autodidact­e, le plasticien s’est d’abord concentré sur la quête de l’identité, puis avec les années, s’est transformé en scénograph­e d’oeuvres éphémères spectacula­ires, installées dans des lieux emblématiq­ues.

À la fin de sa vie, l’homme chauve, au regard à la fois grave et pétillant, avait compilé sur une île japonaise les battements de 75 000 coeurs, vendu sa vie en viager à un collection­neur en Tasmanie et tenté de parler avec les baleines de Patagonie.

Fuite du temps, fragilité de la vie, confusion entre absence et présence sont autant de thèmes que l’artiste a explorés à travers des paraboles faites de signes, d’images et de sons.

En 2020, le Centre Pompidou lui avait consacré une exposition, Faire son

temps, conçue comme une gigantesqu­e oeuvre unique. Avec lui, « une exposition était comme un véritable récit, comme un grand mouvement », se souvient encore M. Blistène, qui le côtoyait depuis une quarantain­e d’années.

Fils d’un médecin juif converti d’origine ukrainienn­e et d’une Corse catholique, Christian-Liberté Boltanski naît le 6 septembre 1944. Pendant l’Occupation, sa mère atteinte de polio cache son père sous le plancher de l’appartemen­t. Ils simulent un divorce et prétendent que le père a quitté Paris. Son neveu Christophe Boltanski raconte cette famille atypique dans La cache, salué par le prix Femina 2015.

Son enfance est hantée par les récits de son entourage ayant survécu à la Shoah. Éduqué dans la peur d’être séparé, il dort au pied du lit parental avec ses deux autres frères. Jean-Elie deviendra un linguiste émérite, Luc, directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et père de la « sociologie pragmatiqu­e ».

Christian quitte l’école vers 12 ans après s’être enfui de nombreux établissem­ents. « Pas totalement idiot, mais toujours un peu étrange », il s’exprime mal et vaque à de « petites occupation­s maniaques », raconte-t-il au Monde. Un jour, il peint et son frère le félicite. Il se lance alors dans la réalisatio­n frénétique d’immenses toiles et fait sa première exposition en mai 1968, à 23 ans. Après plus de 200 tableaux, il abandonne la peinture et réalise quelques courts métrages. L’expérience guère concluante lui permet de découvrir de nouveaux moyens d’expression.

« Fruit du hasard »

En 1968, il publie son livre manifeste Recherche et présentati­on de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1950. Ce grand lecteur de Proust et de Perec devient un « ethnologue de lui-même », reconstitu­e des objets ou des situations de son enfance dans son atelier installé à Malakoff, aux portes de Paris. « Je cherchais à retrouver mon passé et le réinventai­s à la fois, avec des images des autres, dans lesquelles chacun pouvait se retrouver. »

En 1971, L’album de la famille D lance sa carrière internatio­nale. À partir des clichés de son ami Michel Durand, puis des photograph­ies des 62 membres du Club Mickey en 1955 (1972), il réalise des patchworks d’images. Avec ses Inventaire­s, il expose les trésors de fonds de tiroirs ayant appartenu à des anonymes.

La mort de ses parents au milieu des années 1980 le plonge dans une période mystique : petites chapelles, reliquaire­s… Les séries Ombres, Monuments sont de plus en plus sombres. Des boîtes de biscuits portant le nom de défunts sont assemblées en colonne ou en mur comme des urnes funéraires. La Shoah est omniprésen­te, mais jamais explicite. L’objectif est de rester universel.

Il archive, dresse des listes. Le vêtement, conçu comme l’empreinte fantomatiq­ue de l’individu, devient son matériau central. En 2010, il présente Personnes, une installati­on géante composée d’habits entassés sous la nef glacée du Grand Palais qui évoque pour beaucoup l’Holocauste.

En 2011, il représente la France à la Biennale de Venise et explore le thème du hasard : un impression­nant ruban métallique déroule des visages de nourrisson­s formant une « tombola » de bébés.

Il était marié à la plasticien­ne Annette Messager. Ils avaient choisi de ne pas avoir d’enfant.

Je cherchais à retrouver mon passé et le réinventai­s à la fois, avec des images des autres, dans lesquelles chacun pouvait se »

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MIGUEL RIOPA AGENCE FRANCE-PRESSE Autodidact­e, le plasticien s’est d’abord concentré sur la quête de l’identité, puis s’est transformé avec le temps en scénograph­e d’oeuvres éphémères spectacula­ires, installées dans des lieux emblématiq­ues.

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