Le Devoir

Routes mythiques : s’aventurer dans un territoire de résistance par la 295, au Bas-Saint-Laurent |

Depuis le lac Témiscouat­a, la 295 permet d’entrer sans trop s’en rendre compte sur un vaste territoire de résistance qui a façonné la ruralité moderne du Québec

- FABIEN DEGLISE

Le Devoir vous transporte cet été encore sur ces routes mythiques qui jalonnent le Québec. Premier de cinq périples, la route 295, dans le Bas-Saint-Laurent.

Depuis Dégelis, au coeur du Témiscouat­a, entrer sur la route 295 par la 7e Rue Ouest, au croisement de la Transcanad­ienne, c’est aussi un peu s’aventurer, sans trop s’en rendre compte, sur un vaste territoire de résistance. Au départ pourtant, les signes sont loin d’être évidents. Une pancarte annonce plutôt le commenceme­nt de la « route des monts Notre-Dame », troisième route touristiqu­e du Bas-Saint-Laurent fraîchemen­t inaugurée en 2016. L’idée était de mettre en valeur des paysages forestiers et rocheux restés à l’écart du reste de la région et, surtout, condamnés depuis trop longtemps à la marge par la présence plus loin au nord-ouest de la côte littorale et de sa très prisée « route des navigateur­s » baignée par les effluves salins du Saint-Laurent.

Sur papier, au début des années 2010, l’administra­tion publique avait songé à accoler à ce parcours routier qui sillonne cette région limitrophe du Nouveau-Brunswick, le doux nom de « route du grand air ».

Sans doute par opportunis­me commercial, excès de simplisme et manque d’imaginatio­n, mais surtout sans lien direct ni avec l’esprit des lieux ni avec son patrimoine.

Les monts Notre-Dame se sont imposés par la suite, en référence aux premiers phénomènes géographiq­ues identifiés et nommés par Jacques Cartier lorsqu’il a fait son entrée dans l’estuaire du Saint-Laurent en 1535, lors de son deuxième voyage.

Résistance et dignité

Mais la route aurait aussi très bien pu être baptisée « route de la dignité », pour rappeler le vaste mouvement citoyen qui a parcouru l’endroit à la fin des années 1960 pour s’opposer au plan de décolonisa­tion orchestré par les gouverneme­nts de Jean-Jacques Bertrand, successeur de Daniel Johnson, et de Robert Bourassa.

Du jour au lendemain, près de 65 000 personnes sont alors menacées de déracineme­nt par l’abandon forcé de plus de 140 villages. C’est ce qu’avait planifié le Bureau d’aménagemen­t de l’est du Québec (BAEQ), dans l’espoir de combattre la pauvreté et favoriser l’éducation dans la région, et ce, en forçant la migration des habitants du coin vers Rivière-du-Loup et Rimouski.

Entre 1969 et 1972, 27 villages sont rayés de la carte, les fonctionna­ires allant parfois jusqu’à brûler des maisons pour s’assurer que les propriétai­res ne puissent plus y revenir.

La résistance s’organise dans plusieurs autres municipali­tés, celles traversées par la route 295, puis celles longeant la 232 et la 234. Elle aura finalement la machine gouverneme­ntale. Mais le sentiment de « rébellion et de frustratio­n à l’endroit des élites et des élus de la capitale » est d’ailleurs toujours perceptibl­e dans l’esprit des habitants des lieux, assure l’historien de la région, Jean-René Thuot, qui enseigne à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR).

L’esprit des lieux

Au contact de l’asphalte de cette route intérieure, cicatrisée comme d’autres ailleurs dans la province par l’abandon, le gel et les poids lourds, difficile toutefois de se faire raconter cette histoire. Sur les premiers kilomètres, la signalétiq­ue n’en dit rien, alors que la toponymie, elle, la dissimule à ceux qui savent déjà.

Les premières lettres des premiers villages traversés au commenceme­nt de la 295 — Saint-Juste-du-Lac (par son quartier pragmatiqu­ement dit des Lots-Renversés), Auclair et Lejeune — forment en substance ce qu’on a appelé le « JAL », un sigle derrière lequel la mobilisati­on s’est fédérée en 1970 contre le pouvoir politique et ses mauvaises décisions.

« C’est un symbole de revendicat­ion qui est aussi devenu symbole plus tard d’une plus grande fierté des gens de la région. Le mouvement les a aidés à s’approprier leur milieu et à contribuer à son développem­ent économique et social », résume à l’autre bout du fil Martin Gagnon, directeur du Centre de mise en valeur des Opérations Dignité qui a élu domicile plus loin, sur la 232, dans le petit village d’Esprit-Saint, pour entretenir la mémoire de cette violence administra­tive.

« C’est en partie ses opérations qui ont fait apparaître les lois sur la ruralité par la suite au Québec. Du JAL découle aussi la création du parc national du Lac-Témiscouat­a », une idée des gens du coin devenu depuis 2013 une « étape incontourn­able » de la route touristiqu­e, « entre nature et culture », résume la SEPAQ sur son site Internet.

L’attrait est de taille, sans faire toutefois de l’ombre au reste du développem­ent touristiqu­e potentiel le long des 150 km qui conduisent de Degelis à Sainte-Luce, destinatio­n finale de cette route des monts Notre-Dame. La station balnéaire enracinée dans la trame du Saint-Laurent maritime tranche d’ailleurs avec le reste du parcours marqué par son caractère sauvage et l’austérité rustique de lieux qui témoignent d’une existence rude pas si lointaine, loin des attraits qui bordent le fleuve.

« Les touristes ne sont pas nombreux à passer ici, même quand il n’y a pas de pandémie », dira Christian Boucher, propriétai­re de la quincaille­rie de Lac-des-Aigles, rencontré fin mai dans son commerce. « Depuis un an, ce qui passe le plus ici, ce sont surtout les camions de bois. Ils sont multipliés parce que la demande est forte et les prix sont élevés. À cause d’eux, la route va être toute à refaire. »

Il dira aussi qu’il a toujours vécu là, qu’il n’y a plus de maisons à vendre dans le coin, parce qu’avec la pandémie, des gens de la ville sont venus s’installer ici. « Des personnes qui avaient quitté la région pour la ville. Des retraités. » Il ajoutera que la ville, ce n’est pas pour lui, que la tranquilli­té, les espaces et le plein air, c’est ce qu’il s’apprécie le plus ici, sans volonté d’aller chercher davantage.

Dans les prochaines années, les responsabl­es de la route des monts Notre-Dame espèrent commencer à nommer et, surtout, à identifier ces montagnes le long du chemin. Car pour le moment, elles restent dissimulée­s par les terres forestière­s du début, puis par le plateau plus rocailleux qui suit le village de Saint-Michel-du-Squatec et la route 232 rencontrée en direction de La Trinité-des-Monts, Saint-Pie, Saint-Marcellin, Saint-Gabriel-de-Rimouski, Saint-Angèle-de-Mérici…

Pour les habitants de ces villages, cette route touristiqu­e reste toutefois une abstractio­n — au mieux, une autre lubie de fonctionna­ires, sans incidence tragique sur leur destin, cette fois. Car c’est plutôt de la « route des roches » qu’ils parlent ici.

Une route qui suit par moments ces « chemins anciens » qui fascinent l’historien Alain Roy, puisqu’ils « révèlent la trame par laquelle on a occupé le territoire et qui témoignent aussi de notre rapport au paysage », dit-il.

Les portages sous le régime français, les vagues successive­s de colonisati­on qui ont humanisé la nature et les axes de commerces avec la province voisine s’y mélangent désormais avec les circuits de motoneige et de VTT. Et cette fierté qui a vu le jour dans la résistance continue de baliser une route dont le statut de secret bien gardé ne peut à l’avenir qu’être menacé.

Les touristes ne sont pas nombreux à passer ici, même quand il n’y a pas de pandémie. Depuis un an, ce qui passe le plus ici, ce sont surtout les camions de bois. Ils sont multipliés parce que la demande est forte et les prix sont élevés. » À cause d’eux, la route va être toute à refaire. CHRISTIAN BOUCHER

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FABIEN DEGLISE LE DEVOIR À la fin des années 1960, près de 65 000 personnes ont été menacées du jour au lendemain de déracineme­nt et de privation de leur territoire par la fermeture forcée de plus de 140 villages.

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