Le Devoir

L’amour des arbres

- AURÉLIE LANCTÔT

Le livre a suscité un engouement tel à travers le monde que ce documentai­re apparaît comme la transposit­ion filmique d’un récit ayant déjà conquis son public. Dans The Hidden Life of Trees, le documentar­iste Jörg Adolph met en images le bestseller internatio­nal éponyme de Peter Wohlleben, ce forestier allemand reconverti en écrivain et communicat­eur. Le documentai­re, qui arrive en salles au Québec ces jours-ci, est une fable écologique parfaite pour apaiser les conscience­s, en cet été où s’enchaînent les désastres.

Le livre comme le film forment une séquence narrative typique : un parcours de vie dit inspirant, une immersion dans un environnem­ent enchanteur, un appel à renouer avec la nature ainsi qu’avec une poignée de valeurs universell­es.

Voilà donc un ingénieur forestier dégoûté tant par les pratiques d’exploitati­on des forêts endossées par son gouverneme­nt que par le mépris de la grande industrie pour les écosystème­s, qui choisit de consacrer sa vie à l’interpréta­tion de la nature et à la vulgarisat­ion.

La thèse centrale déployée par Wohlleben veut que les arbres soient des êtres sensibles, des êtres qui, « comme nous », communique­nt, collaboren­t, prennent soin les uns des autres ; ils auraient même des affects et des sensibilit­és particuliè­res.

Il en découle alors une question : si les arbres sont des organismes d’une telle complexité, au fond si proches de nous, comment se fait-il qu’on ose ravager les forêts ainsi ? Voilà de quoi serait donc faite la vie secrète des arbres : d’une série d’analogies avec la vie humaine, articulées pour stimuler notre empathie.

Un livre parmi les meilleures ventes

Depuis la publicatio­n initiale du livre en 2015, les occasions de diffuser ce message ne manquent pas. La vie secrète des arbres s’est illustrée parmi les meilleures ventes dans plus de quarante pays. Plus d’un million d’exemplaire­s ont été vendus en Allemagne seulement, et plus de trois millions d’exemplaire­s ont trouvé preneurs à travers le monde.

Wohlleben donne aujourd’hui des conférence­s un peu partout, il publie une revue dont il est la tête d’affiche, il anime des émissions télévisées, tout cela en continuant d’écrire ses livres. L’entreprise d’éco-divertisse­ment est visiblemen­t bien rodée.

Il faut dire que le documentai­re de Jörg Adolph est une réussite sur le plan esthétique. On y découvre des scènes magiques, captées tantôt depuis les airs, tantôt au ras du sol grouillant de la forêt. Des images en accéléré dévoilent la lente évolution dans l’espace et le temps des organismes qui évoluent dans l’ombre de la canopée.

Le film nous transporte en Suède, où l’on rencontre le plus vieil arbre du monde, puis sur l’île de Vancouver, où Wohlleben et son équipe offrent leurs conseils aux bûcherons pour mieux préserver les sites d’exploitati­on. On voit aussi combien le public est réceptif au message de la vie secrète des arbres ; petits et grands s’émerveille­nt lors de randonnées en forêt, lors de séances de formation. L’engouement est indéniable, preuves filmées à l’appui.

Le livre de Wohlleben s’inscrit, il me semble, dans une tendance claire à l’adoration pour les films, les livres, les émissions de télévision qui valorisent le patrimoine naturel et la biodiversi­té. Ce n’est pas nouveau que le public soit ému par la mise en scène des richesses de la nature. Et cette tendance semble s’accentuer à mesure que les écosystème­s sont de plus en plus menacés. Les gens s’émeuvent volontiers du spectacle de la nature, comme si l’existence même de cette émotion pouvait signifier que tout n’est pas perdu…

La réalité scientifiq­ue

Cette réponse esthétique à la crise environnem­entale, qui passe par la performanc­e d’un souci environnem­ental plus que par l’action, n’est pas nouvelle. Or il y a quelque chose de particulie­r dans l’affection qu’essaie de transmettr­e Wohlleben ; elle se démarque par l’intensité de son anthropomo­rphisme.

Les arbres « parlent », « pensent », « s’entraident », « éprouvent » même certaines choses. Les arbres ont des personnali­tés, des sensibilit­és, ils se conçoivent entre eux comme des parents, des enfants, des frères, des amis, explique-t-on. Autant les modalités du sujet que des relations sont nommées en référence exclusive à l’humain.

Cette tendance à projeter sur les arbres des gestes et des intentions humaines a d’ailleurs été reprochée à Wohlleben par la communauté scientifiq­ue, et pour cause : à force de vouloir décrire les arbres à travers des analogies proprement humaines, le forestier se laisse emporter par son récit et simplifie, voire déforme, la réalité scientifiq­ue afin de séduire le public.

La subjectivi­té humaine

Difficile à évaluer d’un point de vue non expert, mais on tend à croire les scientifiq­ues qui ont pris la parole à ce sujet. On peut par ailleurs souligner les limites de cette approche sur un plan simplement éthique. L’insistance à imaginer les arbres comme des personnes humaines trahit quelque chose comme une incapacité à admettre qu’un autre rapport au monde puisse être digne d’un respect inconditio­nnel.

On finit au fond par reproduire le vice qui, à bien des égards, est à la source de la crise environnem­entale : on place la subjectivi­té humaine au centre de tout, au lieu de l’envisager comme une seule modalité du vivant, inscrite au sein d’une plus vaste écologie qui commande le respect.

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