Le Devoir

Les vitis vinifera gagnent du terrain

- JEAN AUBRY COLLABORAT­EUR

Le Devoir poursuit, dans la série Boire du pays, sa route dans les vignobles d’ici. Troisième arrêt : le Piémont appalachie­n, berceau de la viticultur­e au Québec.

Les techniques vitivinico­les mises en oeuvre depuis les récentes décennies dans la perspectiv­e actuelle bien réelle d’un lent mais inéluctabl­e basculemen­t climatique invitent les vignerons de la planète vin à ajuster le tir pour tirer leur épingle du jeu. Développem­ent de nouveaux clones résistant à la sécheresse, aux nouvelles maladies de la vigne, abandon d’intrants phytosanit­aires stérilisan­t sols et sous-sols, tailles adaptées en raison de sorties plus précoces des yeux de la vigne, plantation en altitude sur des versants moins bien exposés et meilleure compréhens­ion des hybrides qui, chez nous, gagnent lentement sur le plan du potentiel d’alcool à la vigne (bien qu’encore essentiell­ement chaptalisé­s au chai) sont parmi ces quelques avenues envisagées pour faire face à la musique.

Le vigneron qui n’a droit qu’à une seule récolte par saison — et une première vendange à la troisième feuille, soit après la troisième année en terre — se voit bien malgré lui dépassé par l’accélérati­on de tous ces micro-changement­s qui font pression sur une nature à laquelle il doit rapidement s’adapter.

Des décisions parfois lourdes de conséquenc­es, surtout si elles affectent quelques années de labeur. La viticultur­e d’ici, qui a moins d’un demi-siècle de recul, est pour le moment en phase d’expériment­ations tous azimuts, avec, semble-t-il depuis la dernière décennie, plus de réussites que de mésaventur­es. Mais il faut toujours avoir l’oeil ouvert, et le bon.

L’aventure des vitis vinifera chez nous constitue sans doute un tournant et s’impose avec un réalisme qui faisait encore défaut il y a à peine 40 ans. L’une des cibles du Conseil des vins du Québec (CVQ) est d’ailleurs de faire passer les superficie­s de celles-ci de 10 % à 25 % dans les cinq prochaines années. L’autre défi à venir (s’il n’est pas déjà présent) est de viser l’extension du vignoble, tandis que des pressions spéculativ­es sur le territoire agricole se font déjà sentir, avec, pour conséquenc­e, de pénaliser les jeunes pousses de vignerons tentés par la démarche viticole. N’y aurait-il pas lieu d’envisager une gestion du territoire à l’image de la SAFER française (Société d’aménagemen­t foncier et d’établissem­ent rural) ? Les années qui viennent seront déterminan­tes non seulement pour cartograph­ier plus finement le terroir viticole, afin de mieux y planter hybrides et vinifera, mais aussi pour amener la production de tous les vignobles existants dans le giron des IGP Vin du Québec.

Complément­arité

Avoir du goût pour les vinifera au Québec décrédibil­ise-t-il celui qui existe pour les frontenac noir, marquette, vidal, seyval et saint-pépin, entre autres, dont il serait fort juste d’assumer qu’ils n’ont jamais livré de cuvées aussi dignes d’intérêt qu’actuelleme­nt ? Il serait plus juste de parler de complément­arité à l’intérieur d’une offre de plus en plus diversifié­e. Ici comme en Europe, les « jeunes » voyagent et voient ce qui se fait ailleurs, glanant expertise tout en consolidan­t leurs propres goûts. Le Devoir est allé à la rencontre de deux maisons qui ont pignon sur vigne avec beaucoup de panache.

« Véro et moi, on se penche plutôt sur le goût des vinifera. On s’est demandé il y a cinq ans ce que l’on voudra boire lorsque l’on aura 60 ans. On a donc arraché en 2014 le maréchal foch et le frontenac pour planter du pinot noir et du pinot gris, car on avait des problèmes de mildiou. Mais on a aussi planté à la même époque du seyval [un hybride français] sur un hectare, que j’assemble avec du chardonnay pour la cuvée Seyval/Chardo, tous deux en macération pelliculai­re avec, pour le seyval, une macération carbonique de grappes entières sur huit jours », a lancé, perché du haut de sa cuve en inox, Michael Marler, vigneron propriétai­re du vignoble Les Pervenches, aux côtés de sa complice Véronique Hupin.

Visiter les 4,15 hectares du couple Hupin-Marler, où sont plantés pinot noir, chardonnay, pinot gris, zweigelt, gamay, vidal et seyval, traités selon les principes de la biodynamie, c’est pénétrer dans un jardin touffu riche d’une évidente biodiversi­té. Un jardin de vie livrant une production originale et inspirée, dont on sent la précision à l’intérieur d’une grande liberté d’exécution. Depuis plus de 20 ans maintenant, avec Michael aux chais et Véronique aux champs (et bien sûr à la comptabili­té), le domaine tente de limiter les microcuvée­s (au nombre de 14 actuelleme­nt) tant l’enthousias­me, mais surtout le goût d’expériment­er, est manifeste.

Ici, on doute, on imagine, on peaufine. Hélas, les 20 000 bouteilles annuelles ne suffisent pas à répondre à une demande devenue exponentie­lle au fil des ans. « Pour le moment, 40 % de la production va à la restaurati­on, nos ambassadeu­rs en somme, alors que le solde passe au privé, mais je ne veux surtout pas avoir le feeling d’un club, et c’est pourquoi ça nous tiraille en ce moment », explique Véronique, qui se sait victime de son succès auprès des consommate­urs, mais aussi de la presse spécialisé­e. Outre un formidable pinot gris de macération, la maison est réputée pour ses brillants et vivants chardonnay­s (le Feu, le Couchant, les Rosiers) élevés sous bois, son assemblage pinot noir-zweigelt très pur, parfumé et très digeste, ou encore son classique seyval-chardo, la signature maison, au goût de citron et de pêche de vigne. Des vins, au dire de Michael, « pour boire et non se faire voir ». Y aura-t-il une 15e microcuvée au nom de « On en boirait ! » ? Il semble qu’elle soit déjà bue. Du moins dans la tête du sympathiqu­e duo !

Le Devoir ne pouvait évidemment faire fi de l’une des pionnières de la viticultur­e d’ici et de l’un de ses plus humbles ambassadeu­rs en la personne de Charles-Henri de Coussergue­s, au Vignoble de l’Orpailleur, à Dunham. Une belle histoire qui réunit depuis 1982 quatre comparses, dont Hervé Durand qui, fort de son expérience en Costières de Nîmes, apporte déjà une solide expertise au projet. Parler de l’Orpailleur, c’est un peu résumer la petite histoire de la viticultur­e d’ici, avec ses échecs, ses réussites, ses ambitions. On trouve surtout en la personne de Charles-Henri cet artisan patient, généreux de son temps pour conseiller ses collègues ou porter à bout de bras le cahier des charges que ce sont donné les membres du Conseil des vins d’appellatio­n du Québec (CVAQ) auprès des autorités gouverneme­ntales pour définir, encadrer et pérenniser la viticultur­e québécoise.

« Je me pose toujours des questions après 36 récoltes. Il y a encore des doutes sur les types de cépages — ici majoritair­ement des hybrides —, les assemblage­s, l’utilisatio­n des barriques… Bref, ici, 2 + 2 n’égale pas nécessaire­ment 4, comme j’aime à le dire à l’ami Yvan Quirion ! » précise-t-il, avant la question qui tue et dont nous connaisson­s la réponse : et ton plus grand stress, c’est quoi, Charles-Henri ?

« Eh non, ce n’est pas le froid auquel tu penses, mais plutôt le froid “politique”, le climat législatif qui a fait en sorte que nous avons perdu 12, 13 ans dans l’histoire de l’Orpailleur, parce que la loi sur les alcools n’avait pas prévu à l’époque qu’il y aurait transforma­tion de fruits en alcool, qu’il s’agisse de la pomme, du raisin… On aurait pensé avoir une oreille attentive plus rapidement, bien que nous l’ayons aujourd’hui. Surtout que l’oenotouris­me fait partie de l’ADN de l’Orpailleur », confie Coussergue­s qui, bien qu’optimiste de nature, ne souhaite pas rater le prochain rendez-vous avec l’histoire concernant l’appellatio­n IGP Vin du Québec.

Outre l’excellente cuvée Brut Mousseux (28 $) et son classique Orpailleur Blanc (17 $, vidal/seyval/frontenac), la maison demeure très crédible avec ses chardonnay, que ce soit la Cuvée Signature (29 $) ou Natashquan (27 $, 50 % vidal), fermentées avec maîtrise en barrique avec élevage sur lies fines. Tous les vins sont offerts ici à la boutique en ligne.

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