Les vitis vinifera gagnent du terrain
Le Devoir poursuit, dans la série Boire du pays, sa route dans les vignobles d’ici. Troisième arrêt : le Piémont appalachien, berceau de la viticulture au Québec.
Les techniques vitivinicoles mises en oeuvre depuis les récentes décennies dans la perspective actuelle bien réelle d’un lent mais inéluctable basculement climatique invitent les vignerons de la planète vin à ajuster le tir pour tirer leur épingle du jeu. Développement de nouveaux clones résistant à la sécheresse, aux nouvelles maladies de la vigne, abandon d’intrants phytosanitaires stérilisant sols et sous-sols, tailles adaptées en raison de sorties plus précoces des yeux de la vigne, plantation en altitude sur des versants moins bien exposés et meilleure compréhension des hybrides qui, chez nous, gagnent lentement sur le plan du potentiel d’alcool à la vigne (bien qu’encore essentiellement chaptalisés au chai) sont parmi ces quelques avenues envisagées pour faire face à la musique.
Le vigneron qui n’a droit qu’à une seule récolte par saison — et une première vendange à la troisième feuille, soit après la troisième année en terre — se voit bien malgré lui dépassé par l’accélération de tous ces micro-changements qui font pression sur une nature à laquelle il doit rapidement s’adapter.
Des décisions parfois lourdes de conséquences, surtout si elles affectent quelques années de labeur. La viticulture d’ici, qui a moins d’un demi-siècle de recul, est pour le moment en phase d’expérimentations tous azimuts, avec, semble-t-il depuis la dernière décennie, plus de réussites que de mésaventures. Mais il faut toujours avoir l’oeil ouvert, et le bon.
L’aventure des vitis vinifera chez nous constitue sans doute un tournant et s’impose avec un réalisme qui faisait encore défaut il y a à peine 40 ans. L’une des cibles du Conseil des vins du Québec (CVQ) est d’ailleurs de faire passer les superficies de celles-ci de 10 % à 25 % dans les cinq prochaines années. L’autre défi à venir (s’il n’est pas déjà présent) est de viser l’extension du vignoble, tandis que des pressions spéculatives sur le territoire agricole se font déjà sentir, avec, pour conséquence, de pénaliser les jeunes pousses de vignerons tentés par la démarche viticole. N’y aurait-il pas lieu d’envisager une gestion du territoire à l’image de la SAFER française (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural) ? Les années qui viennent seront déterminantes non seulement pour cartographier plus finement le terroir viticole, afin de mieux y planter hybrides et vinifera, mais aussi pour amener la production de tous les vignobles existants dans le giron des IGP Vin du Québec.
Complémentarité
Avoir du goût pour les vinifera au Québec décrédibilise-t-il celui qui existe pour les frontenac noir, marquette, vidal, seyval et saint-pépin, entre autres, dont il serait fort juste d’assumer qu’ils n’ont jamais livré de cuvées aussi dignes d’intérêt qu’actuellement ? Il serait plus juste de parler de complémentarité à l’intérieur d’une offre de plus en plus diversifiée. Ici comme en Europe, les « jeunes » voyagent et voient ce qui se fait ailleurs, glanant expertise tout en consolidant leurs propres goûts. Le Devoir est allé à la rencontre de deux maisons qui ont pignon sur vigne avec beaucoup de panache.
« Véro et moi, on se penche plutôt sur le goût des vinifera. On s’est demandé il y a cinq ans ce que l’on voudra boire lorsque l’on aura 60 ans. On a donc arraché en 2014 le maréchal foch et le frontenac pour planter du pinot noir et du pinot gris, car on avait des problèmes de mildiou. Mais on a aussi planté à la même époque du seyval [un hybride français] sur un hectare, que j’assemble avec du chardonnay pour la cuvée Seyval/Chardo, tous deux en macération pelliculaire avec, pour le seyval, une macération carbonique de grappes entières sur huit jours », a lancé, perché du haut de sa cuve en inox, Michael Marler, vigneron propriétaire du vignoble Les Pervenches, aux côtés de sa complice Véronique Hupin.
Visiter les 4,15 hectares du couple Hupin-Marler, où sont plantés pinot noir, chardonnay, pinot gris, zweigelt, gamay, vidal et seyval, traités selon les principes de la biodynamie, c’est pénétrer dans un jardin touffu riche d’une évidente biodiversité. Un jardin de vie livrant une production originale et inspirée, dont on sent la précision à l’intérieur d’une grande liberté d’exécution. Depuis plus de 20 ans maintenant, avec Michael aux chais et Véronique aux champs (et bien sûr à la comptabilité), le domaine tente de limiter les microcuvées (au nombre de 14 actuellement) tant l’enthousiasme, mais surtout le goût d’expérimenter, est manifeste.
Ici, on doute, on imagine, on peaufine. Hélas, les 20 000 bouteilles annuelles ne suffisent pas à répondre à une demande devenue exponentielle au fil des ans. « Pour le moment, 40 % de la production va à la restauration, nos ambassadeurs en somme, alors que le solde passe au privé, mais je ne veux surtout pas avoir le feeling d’un club, et c’est pourquoi ça nous tiraille en ce moment », explique Véronique, qui se sait victime de son succès auprès des consommateurs, mais aussi de la presse spécialisée. Outre un formidable pinot gris de macération, la maison est réputée pour ses brillants et vivants chardonnays (le Feu, le Couchant, les Rosiers) élevés sous bois, son assemblage pinot noir-zweigelt très pur, parfumé et très digeste, ou encore son classique seyval-chardo, la signature maison, au goût de citron et de pêche de vigne. Des vins, au dire de Michael, « pour boire et non se faire voir ». Y aura-t-il une 15e microcuvée au nom de « On en boirait ! » ? Il semble qu’elle soit déjà bue. Du moins dans la tête du sympathique duo !
Le Devoir ne pouvait évidemment faire fi de l’une des pionnières de la viticulture d’ici et de l’un de ses plus humbles ambassadeurs en la personne de Charles-Henri de Coussergues, au Vignoble de l’Orpailleur, à Dunham. Une belle histoire qui réunit depuis 1982 quatre comparses, dont Hervé Durand qui, fort de son expérience en Costières de Nîmes, apporte déjà une solide expertise au projet. Parler de l’Orpailleur, c’est un peu résumer la petite histoire de la viticulture d’ici, avec ses échecs, ses réussites, ses ambitions. On trouve surtout en la personne de Charles-Henri cet artisan patient, généreux de son temps pour conseiller ses collègues ou porter à bout de bras le cahier des charges que ce sont donné les membres du Conseil des vins d’appellation du Québec (CVAQ) auprès des autorités gouvernementales pour définir, encadrer et pérenniser la viticulture québécoise.
« Je me pose toujours des questions après 36 récoltes. Il y a encore des doutes sur les types de cépages — ici majoritairement des hybrides —, les assemblages, l’utilisation des barriques… Bref, ici, 2 + 2 n’égale pas nécessairement 4, comme j’aime à le dire à l’ami Yvan Quirion ! » précise-t-il, avant la question qui tue et dont nous connaissons la réponse : et ton plus grand stress, c’est quoi, Charles-Henri ?
« Eh non, ce n’est pas le froid auquel tu penses, mais plutôt le froid “politique”, le climat législatif qui a fait en sorte que nous avons perdu 12, 13 ans dans l’histoire de l’Orpailleur, parce que la loi sur les alcools n’avait pas prévu à l’époque qu’il y aurait transformation de fruits en alcool, qu’il s’agisse de la pomme, du raisin… On aurait pensé avoir une oreille attentive plus rapidement, bien que nous l’ayons aujourd’hui. Surtout que l’oenotourisme fait partie de l’ADN de l’Orpailleur », confie Coussergues qui, bien qu’optimiste de nature, ne souhaite pas rater le prochain rendez-vous avec l’histoire concernant l’appellation IGP Vin du Québec.
Outre l’excellente cuvée Brut Mousseux (28 $) et son classique Orpailleur Blanc (17 $, vidal/seyval/frontenac), la maison demeure très crédible avec ses chardonnay, que ce soit la Cuvée Signature (29 $) ou Natashquan (27 $, 50 % vidal), fermentées avec maîtrise en barrique avec élevage sur lies fines. Tous les vins sont offerts ici à la boutique en ligne.