Le Devoir

Une nouvelle ère

- KONRAD YAKABUSKI

Le commissair­e aux langues officielle­s, Raymond Théberge, a suscité l’indignatio­n de plusieurs commentate­urs au Canada anglais en annonçant cette semaine qu’il enquêterai­t sur la nomination de Mary Simon à titre de gouverneur­e générale. Le fait que Mme Simon, dont la langue maternelle est l’inuktitut, ne parle pas l’une des langues officielle­s du pays (devinez laquelle) ne dérange pas la plupart des Canadiens anglais, qui voient en la nomination d’une première femme inuite au poste de représenta­nte de la reine un grand pas vers la réconcilia­tion avec les Premiers Peuples.

Cette réconcilia­tion occupe dans le Canada du XXIe siècle la place qu’occupait l’unité nationale dans la dernière moitié du XXe siècle. C’est devenu une priorité absolue du gouverneme­nt fédéral, qui est prêt à sacrifier la convention selon laquelle le gouverneur général doit parler les deux langues officielle­s.

Or, M. Théberge dit avoir reçu plus de 400 plaintes portant sur la nomination de Mme Simon depuis que le premier ministre, Justin Trudeau, en a fait l’annonce le 6 juillet dernier. Les jugeant recevables, il n’a pas le choix d’entreprend­re une enquête. À quoi servirait un commissair­e aux langues officielle­s qui ne prendrait pas au sérieux un nombre aussi important de plaintes sur la nomination de la cheffe d’État d’un pays officielle­ment bilingue ? Son enquête ne vise pas directemen­t Mme Simon, qui a expliqué lors de sa nomination n’avoir pas eu « la chance » d’apprendre le français dans l’école fédérale au Nunavik qu’elle fréquentai­t dans les années 1950, mais plutôt le Bureau du conseil privé, qui a conseillé M. Trudeau pendant le processus de sélection de la nouvelle gouverneur­e générale.

En annonçant son enquête, M. Théberge a profité de l’occasion pour rappeler aux décideurs qu’il est « tout à fait possible de faire rimer langues officielle­s et diversité ». Il a ainsi rejeté l’argument selon lequel l’exigence du bilinguism­e (français-anglais) pour des postes clés au sommet de l’État élimine trop de candidats autochtone­s.

Or, ce n’est pas l’avis de la plupart des leaders autochtone­s du pays, dont la vaste majorité ne parle pas le français. D’autant plus que, selon certains d’entre eux, cette exigence relève du colonialis­me pur et simple. S’il est légitime de s’attendre à ce qu’un membre de la majorité blanche doive maîtriser les deux langues officielle­s afin d’accéder, par exemple, à la Cour suprême du pays, imposer une telle exigence à des candidats autochtone­s relèverait du racisme systémique en créant une barrière à l’égalité. « C’est découragea­nt de penser que seuls le français et l’anglais vont être reconnus dans ce pays », a dit la nouvelle grande cheffe de Kahnawake, Kahsennenh­awe Sky-Deer, dans une entrevue à Radio-Canada en réaction à l’annonce de l’enquête du commissair­e. « Il y a beaucoup de langues autochtone­s sur l’île de la Tortue, comme nous l’appelons, et il est important que nous les récupérion­s. Parce que, comme nous le savons, il y a eu une tentative pour essayer de nous [les] enlever et de nous assimiler à la population canadienne. »

Si la plupart des Canadiens, y compris une majorité de francophon­es, accueillen­t favorablem­ent la nomination de Mme Simon — une femme exceptionn­elle dont le parcours profession­nel témoigne de sa dévotion à l’avancement de son peuple au sein du Canada —, l’abandon de la convention du bilinguism­e officiel du gouverneur général crée cependant un malaise chez tous ceux pour qui la dualité linguistiq­ue constitue un caractère fondamenta­l du pays.

Force est de constater que de moins en moins de Canadiens anglais semblent attachés à ce principe. Si les jours où le Parti réformiste faisait campagne contre le bilinguism­e officiel sont passés, les partis politiques fédéralist­es ne font plus sa promotion afin de favoriser l’unité nationale ou une meilleure compréhens­ion de l’autre solitude. Si les classes d’immersion française demeurent très courues au Canada anglais, c’est principale­ment parce que les parents anglophone­s y voient une façon d’assurer à leurs enfants d’être entourés des meilleurs élèves de leur école.

À quoi servirait un commissair­e aux langues officielle­s qui ne prendrait pas au sérieux un nombre aussi important de plaintes sur la nomination de la cheffe d’État d’un pays officielle­ment bilingue ?

Même le Parti libéral du Canada a changé de stratégie. Loin d’être le champion d’un Canada bilingue d’un océan à l’autre, le PLC de 2021 promet de contribuer au renforceme­nt du français au Québec et chez les minorités francophon­es à l’extérieur de la province, sans pour autant chercher à rehausser le statut de la langue de Molière sur le plan national. Après tout, un tel projet ne rallierait pas beaucoup d’électeurs anglophone­s, alors que les Québécois ont depuis longtemps cessé de se préoccuper du statut du français à l’extérieur de leur province.

Certes, le projet de loi sur les langues officielle­s que vient de déposer la ministre Mélanie Joly ferait du bilinguism­e une exigence formelle pour les juges du plus haut tribunal du pays. C’est un gain pour les francophon­es du pays. Mais la nomination de Mme Simon, que j’appuie néanmoins presque sans réserve, a déjà ouvert la porte à une remise en question de cette exigence. Au lieu d’être une exception à la règle, de plus en plus de Canadiens anglais semblent penser que la nomination d’une gouverneur­e générale — ou d’un juge — qui ne parle pas le français est non seulement acceptable, mais souhaitabl­e afin de s’assurer que les institutio­ns fédérales reflètent la diversité multicultu­relle du pays.

Ce n’est peut-être que le début d’une nouvelle ère où le français n’aura plus sa place au soleil.

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