Le Devoir

Pour honorer la mémoire de Michèle Lalonde

Il faudrait inaugurer à Montréal une place portant le nom de la poète

- Julie Vincent Comédienne, autrice, metteuse en scène, directrice de la compagnie de théâtre Singulier Pluriel

Une grande femme intense et droite, seule à sa table, réfléchiss­ait dans un café lisant un journal. Je reconnaiss­ais sa présence galvanisan­te, son corps attendriss­ant malgré les années. Un jet de soleil a éclairé ses grands yeux bruns. C’était bien elle, Michèle Lalonde, et je me suis rapprochée.

Elle avait été notre professeur­e d’histoire des civilisati­ons à l’École nationale de théâtre. De son enseigneme­nt, je me rappelle son admiration pour Éléonore d’Aquitaine, son emballemen­t pour ce qu’avait été la bibliothèq­ue d’Alexandrie, son éloge de l’oeuvre de son camarade Hubert Aquin. Nous avions créé sa pièce Dernier recours de Baptiste à Catherine.

Au café Les Gâteries, en face du carré Saint-Louis, j’étais avec mon ami l’architecte uruguayen Francisco Antolino et je l’ai présenté. Francisco avait toujours gardé l’affiche cartonnée du poème Speak White accrochée au mur de sa salle à dîner. L’Uruguayen lui a dit ce matin-là que son poème l’avait aidé à se comprendre lui-même quand en 1973 il avait fui Montevideo assiégée par l’armée pour s’installer non sans difficulté­s dans notre demi-pays. Je me souviens qu’elle a répliqué : « Nous poètes d’ici, avons une très grande admiration pour le travail des poètes d’Amérique latine, et nous nous sommes fréquentés à l’époque. » Bien sûr ce « Nous » vibrant incluait mes professeur­s de l’école de théâtre, Michel Garneau, Gaston Miron, entre autres, que Michelle Rossignol et André Pagé avaient réunis autour de notre jeune cohorte. Une fois, quelques années plus tard, elle m’avait dédicacé son livre Défense et illustrati­on de la langue québécoise. Et je me sentais mal d’avoir égaré ce livre dans un déménageme­nt précipité après une rupture amoureuse.

Nous nous étions donné rendezvous quelques jours après la rencontre fortuite au café. Nous avons lunché ensemble. À écouter son récit, je constatais à quel point la route pour une femme poète et dramaturge ayant produit une oeuvre aussi puissante et emblématiq­ue n’était jamais une ligne droite, cette route exigeante était pour la femme écrivaine un chemin toujours à réinventer en périphérie. Michèle m’avait étonnée en me révélant qu’elle avait vu le livre qu’elle m’avait dédicacé dans une librairie de livres usagés et qu’elle l’avait racheté.

Quel bonheur ce fut pour elle de réentendre Speak White en 2016 dans l’oeuvre 887 de Robert Lepage au TNM. À l’âge de seize ans, quand j’avais osé enfreindre l’autorité de mes parents pour passer ma première nuit blanche au Gesù, le coeur tremblant, sans comprendre avec ma tête, mais avec mon sang, j’avais entendu Michèle Lalonde réciter Speak White.

Je ne suis pas la seule à dire, au lendemain de sa disparitio­n, qu’avec cette femme unique, nous avons relevé la tête pour mettre au monde les sources de notre identité. J’ai soixante-sept ans et je poursuis ma route créatrice grâce à celles qui m’ont permis de structurer si solidement ma pensée. Je veux marcher en toi, Montréal, ma ville, avec les clés d’or qui illuminent ces femmes qui forgent ton histoire et tes songes. Le Centre du Théâtre d’aujourd’hui inaugurera une salle Michelle-Rossignol. Cela me semble essentiel que l’on inaugure, sans tarder, à Montréal une place honorant la mémoire de Michèle Lalonde. Michèle Lalonde, merci, je te suis du fond du coeur reconnaiss­ante à jamais.

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