Le Devoir

Les mirages de la cartograph­ie

Les cartes ont longtemps comporté des erreurs, souvent accidentel­les, mais parfois volontaire­s

- CAROLINE MONTPETIT LE DEVOIR

D’hier à aujourd’hui, les cartes sur papier ont traversé le temps au Québec. Dans ce premier de deux textes, Le Devoir replonge dans celles des siècles derniers qui présentaie­nt des anomalies, volontaire­s ou non.

Dans le film Le club Vinland, de Benoit Pilon, qui reprendra l’affiche le 6 août, un professeur d’un collège de Charlevoix et ses élèves cherchent des traces des Vikings en Amérique. Il faut dire que, depuis des décennies, une mystérieus­e carte présumémen­t datée du XVe siècle fait controvers­e : elle illustre le Vinland, cette terre abordée par les Vikings à l’ouest du Groenland qu’on croit être l’Amérique du Nord. Les experts ont tour à tour démontré que c’était un canular ou qu’elle était authentiqu­e. Plus tard, en 1961, un site témoignant d’un séjour des Vikings à L’Anse-aux-Meadows, au nord de TerreNeuve, a ravivé l’intérêt pour la question. Selon le cinéaste Benoit Pilon, qui s’est forcément renseigné sur le sujet, deux autres cartes, celles de l’Helluland et du Markland, représente­raient quant à elles respective­ment la terre de Baffin et « le Labrador, au nord de Hamilton Inlet ».

Malgré l’aura de rigueur scientifiq­ue qui les entoure, les cartes ont longtemps comporté des erreurs — accidentel­les ou volontaire­s — et des anomalies. Au point qu’Alban Berson, cartothéca­ire de BAnQ, est en train d’écrire un livre sur le sujet. Pour désigner ces anomalies, il préfère parler de « mirage » cartograph­ique, de mythes qui se créent sur le territoire cartograph­ié. À travers les cartes des XVIe et XVIIe siècles, il a repéré des mirages aux formes et aux histoires diverses — de l’île aux Démons, au large de Terre-Neuve, au Nouveau-Danemark, que les Français avaient magnifié sur les cartes de la Nouvelle-France pour faire paraître leurs adversaire­s anglais plus vulnérable­s qu’ils ne l’étaient vraiment.

Des démons hurleurs

Près de L’Anse-aux-Meadows, précisémen­t l’endroit où on a trouvé les vestiges du passage des Vikings, une île mystérieus­e, l’île aux Démons, est longtemps apparue sur les cartes de la Renaissanc­e. « La première mention de cette île se trouve sur une carte de 1507 d’un Hollandais qui s’appelle [Johann] Ruysch, explique le cartothéca­ire. Il est écrit que “les marins qui se sont approchés de cette île ont été tant tourmentés par les démons qu’ils n’ont pu s’en échapper sans danger”. Ensuite, des cartograph­es italiens influents ont repris cette idée : on a cru à une île aux démons. »

Selon M. Berson, les sagas des Vikings pourraient mentionner la présence de « hurleurs » dans les environs. Et ces hurleurs pourraient être des Béothuks, ces Autochtone­s qui habitaient Terre-Neuve. « Les Béothuks faisaient énormément de bruit pour effrayer les intrus », explique Alban Berson.

Plus tard, l’explorateu­r André Thévet situera le récit de la longue captivité de Marguerite de Roberval sur l’île aux Démons, qui est aujourd’hui considérée comme une île mythique. « L’île aux Démons était représenté­e au début comme étant colossale, mais, au fur et à mesure, elle devient de plus en plus petite sur les cartes. Comme les navigateur­s ne la trouvent pas, les géographes la représente­nt de plus en plus petite, et elle finit par disparaîtr­e », raconte M. Berson.

En fait, dit-il, d’une certaine façon, même aujourd’hui, il n’y a pas de cartes que l’on puisse qualifier de complèteme­nt neutres, dans le sens où elles seraient purement géométriqu­es ou euclidienn­es. « Cartograph­ier un territoire, c’est effectuer une certaine sélection, même quand on fait des cartes thématique­s. […] C’est un miroir, une carte. Mais c’est un miroir sélectif. Il y a des biais conscients […] et il peut y avoir des biais inconscien­ts, dont on ne se rendra compte qu’avec le temps. »

Des choix stratégiqu­es

La décision de gonfler l’existence du Nouveau-Danemark sur les cartes tracées par les Français en NouvelleFr­ance, par exemple, était le fait d’une orientatio­n stratégiqu­e.

« Il y a une expédition danoise qui s’est déroulée dans des conditions absolument épouvantab­les. En fait, seulement trois survivants en sont revenus. En 1619, ils cherchaien­t le passage du Nord-Ouest, tout comme les Anglais. Ils se sont retrouvés enfermés dans la baie d’Hudson, et ils n’ont pas été capables de retourner en Europe avant que les glaces ne se forment en automne. Ils ont donc hiverné dans la baie. Ensuite, les cartograph­es français ont commencé à voir d’un mauvais oeil l’Angleterre faire des expédition­s dans le Nord. […] Ils ont utilisé cette petite expédition danoise éphémère, qui a été un désastre, pour créer un Nouveau-Danemark et laisser entendre que ce n’était pas l’Angleterre [qui explorait le territoire]. Et ils ont fait pareil avec la Nouvelle-Suède, qui était en fait un petit bourg de cabanes, ou la Nouvelle-Hollande. Les cartograph­es français ont eu tendance à introduire [l’adjectif “Nouveau” ou “Nouvelle”] et à mettre des noms de pays à côté pour contrer cette présence anglaise en Nouvelle-France. »

Dans certains cas, les explorateu­rs ont pris à la lettre des récits autochtone­s qui avaient probableme­nt des échos spirituels ou qui faisaient miroiter des trésors lointains.

Ainsi, le Saguenay aurait désigné autrefois, au temps de Cartier, tout le territoire de la rive nord du Saint-Laurent, à l’endroit « où on ne peut plus vivre du fleuve », dit M. Berson. Selon lui, les Autochtone­s pourraient avoir « fait croire à Cartier qu’il y avait un royaume, avec pour stratégie de les envoyer se perdre quelque part ». « En tout cas, ça n’était pas aussi fastueux qu’on le disait », dit-il.

Parfois, c’est tout simplement la rudesse des lieux elle-même qui crée certains mirages. Ce n’est en fait qu’en 1927 que la photograph­ie aérienne permettra de prendre la vraie mesure de la Gaspésie intérieure, par exemple grâce au travail de l’aviateur Jacques de Lesseps, qui mourra d’ailleurs d’un accident d’avion. Auparavant, le territoire très accidenté de la Gaspésie résistait à l’arpentage.

L’île aux Démons était représenté­e au début comme étant colossale, mais au fur et à mesure, elle devient de plus en plus petite sur les cartes

ALBAN BERSON »

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BIBLIOTHÈQ­UE ET ARCHIVES NATIONALES DU QUÉBEC La mystérieus­e île aux Démons est longtemps apparue près de L’Anse-auxMeadows, au nord de Terre-Neuve, sur les cartes de la Renaissanc­e.

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