Le Devoir

Des artistes trop francs pour avoir la PCRE

- BORIS PROULX CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

Même si les spectacles n’ont pas pleinement repris après la pandémie de COVID-19, des artistes profession­nels ont subitement perdu leurs prestation­s fédérales en juillet, pénalisés par leur trop grande honnêteté en s’assurant de leur inadmissib­ilité à l’assurance-emploi.

« Je pense qu’il y a une incompréhe­nsion de notre métier », soupire Nasim Lootij, après avoir fait d’innombrabl­es démarches et passé de nombreuses heures au téléphone pour comprendre pourquoi le gouverneme­nt fédéral lui a soudaineme­nt retiré la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), il y a trois semaines.

La chorégraph­e montréalai­se et artiste en danse contempora­ine craint qu’elle soit tombée entre les mailles du filet du programme, pourtant conçu

Je pense qu’il y a une incompréh ension de notre métier

NASIM LOOTIJ

pour fournir une aide financière aux travailleu­rs indépendan­ts touchés par la COVID-19, comme elle, et inadmissib­les à l’assurance-emploi.

C’est ce dernier détail qui cloche. Le Devoir s’est entretenu avec quatre artistes qui ont eu la surprise, en juillet, de voir leur dossier bloqué auprès de l’Agence du revenu du Canada, gestionnai­re de la PCRE, pour un dossier ouvert à l’assurance-emploi, qui relève d’un autre ministère.

Tous ont assuré avoir suivi les consignes à la lettre. À la requête de l’Agence, ils ont déposé une demande d’assurance-emploi pour s’assurer de leur inadmissib­ilité. Ce critère a été instauré l’an dernier quand Ottawa a transformé la prestation canadienne d’urgence (PCU) en PCRE, notamment pour favoriser le retour à l’emploi des chômeurs.

Puisque chacun d’entre eux avait pour ambition de poursuivre sa pratique artistique en tant que pigiste, ils ont avoué à l’assurance-emploi ne pas chercher un boulot salarié à temps plein. Bref, ils n’avaient pas l’intention de transforme­r en carrière leur occasionne­l gagne-pain trouvé durant la

J’ai respecté ce qu’on m’a demandé mot à mot. J’ai fait exactement ce qui était demandé.

NASIM LOOTIJ

pandémie, ou travail à temps partiel, préférant viser un retour à leur passion.

Mme Lootij, par exemple, ne compte pas renier ses longues études en danse pour s’investir dans son emploi occupé un temps durant la pandémie, soit réceptionn­iste à temps partiel chez un concession­naire. « J’ai respecté ce qu’on m’a demandé mot à mot. J’ai fait exactement ce qui était demandé. […] J’ai dit que je ne cherchais pas de travail à temps plein, puisque je suis artiste, travailleu­se autonome », détaille-t-elle.

Inadmissib­le à l’assurance-emploi depuis le printemps, elle a ainsi pu toucher quelques prestation­s de PCRE, jusqu’à ce que tout s’arrête en juillet. Ses démarches auprès des deux agences gouverneme­ntales et ses discussion­s avec un total de 12 fonctionna­ires lui font conclure à l’existence d’une nouvelle procédure dont seule l’assurance-emploi dispose des secrets, sans arriver à régler son problème. Elle doit désormais puiser dans ses économies, faute de prestation­s et sans reprise imminente des spectacles.

Incompris

« À chaque fois, je dois réexplique­r ma situation… Vraiment, c’est de réexplique­r ma place dans la société », laisse tomber la chanteuse Pascale

Brigitte Boilard, qui n’en peut plus de la chanson de bossa-nova qui joue en boucle lors de l’attente sur la ligne gouverneme­ntale.

À l’emploi du Cirque du Soleil avant d’être mise à pied en raison de la COVID19, l’artiste a eu maille à partir avec le système qui l’a dirigé d’abord vers l’assurance-emploi pour quelques mois de 2020, puis vers la PCRE après qu’il a été déterminé que ses petits contrats de chant la plaçaient plutôt dans la catégorie des travailleu­rs autonomes. La complexité du dossier a pris une ampleur inédite en juillet, moment où son « dossier ouvert » à l’assurance-emploi lui a soudaineme­nt bloqué toute prestation. Elle se dit maintenant prise dans un « ping-pong téléphoniq­ue » entre les agences responsabl­es des deux programmes.

« Déjà que tout notre métier ne sert à rien [durant la pandémie]… Émotionnel­lement, c’est difficile. Quel est le but d’offrir ces prestation­s si ceux pour qui elles ont été créées n’y ont pas droit ? » demande-t-elle. Selon elle, le gouverneme­nt ne comprend simplement pas la façon dont fonctionne­nt les emplois artistique­s. « Ça n’existe pas, un travail de chanteuse salariée, dans la vie. »

Le guitariste pigiste Simon Legault n’a pas, lui non plus, l’intention de changer de métier, même si les spectacles n’ont pas encore recommencé au même rythme qu’avant la pandémie. Malgré ses nombreuses démarches, impossible de faire comprendre au système que son dossier à l’assurance-emploi devrait avoir été fermé à la suite d’un refus ce printemps. Lors du dernier appel, l’agent gouverneme­ntal lui a suggéré de déposer une nouvelle demande.

« Je ne peux pas leur dire [à l’assurance-emploi] que je cherche un emploi à temps plein. Ça voudrait dire que je quitte tout ce pour quoi j’ai travaillé depuis 20 ans. Je ne veux pas faire ça », se désole le musicien et professeur de guitare à temps partiel durant l’année scolaire. En cette fin d’été, son calendrier ne compte que deux spectacles à venir.

Franchise

Tous les artistes dans cette situation interrogés par Le Devoir avaient l’impression qu’ils auraient pu continuer à recevoir l’une ou l’autre des prestation­s s’ils avaient fait preuve de moins de franchise. Certains pigistes auraient pu, par exemple, éviter les soucis de PCRE en ignorant la demande de présenter une demande d’assurance-emploi qu’ils savaient infructueu­se ; d’autres auraient pu prétendre à la recherche d’un emploi à temps plein.

L’Agence du revenu du Canada n’a pas répondu aux questions du Devoir qui concernait sa gestion de la prestation canadienne de la relance économique. Elle a laissé la rédaction d’une réponse aux bons soins d’Emploi et développem­ent social Canada (EDSC), ministère qui gère le programme d’assurance-emploi. Ce dernier n’était pas prêt, vendredi, lundi et mardi, à fournir une réponse complète.

La réponse laconique transmise par EDSC au Devoir précisait avoir eu besoin de plus de temps pour entrer dans les détails. Le blocage soudain des prestation­s pour de vieux dossiers ouverts à l’assurance-emploi n’y était pas expliqué. On rappelle toutefois que les prestatair­es de PCRE doivent attester qu’ils sont activement à la recherche d’un emploi et qu’ils n’ont pas refusé d’offre de travail raisonnabl­e.

« Une personne qui établit une période de prestation­s d’assurancee­mploi auprès de Service Canada n’est pas admissible auprès de l’ARC [pour recevoir la PCRE] pour la même période, même si elle ne reçoit pas de paiements de l’assurance-emploi. De plus, la Loi sur l’assurance-emploi renferme des critères précis relativeme­nt à la fin d’une période de prestation­s », indique-t-on.

Je ne peux pas leur dire [à l’assurancee­mploi] que je cherche »

un emploi à temps plein SIMON LEGAULT

Newspapers in French

Newspapers from Canada