Une fin de vie loin de ses racines
Le manque d’accès aux soins de longue durée en français force des Franco-Ontariens à quitter leur milieu
Au nord comme au sud de l’Ontario, l’accès aux soins de longue durée en français est difficile.
À 91 ans, Bernard Rochefort ne souhaite pas quitter le village d’Astorville, dans le nord de la province. Mais il craint de devoir le faire si sa santé se dégrade. Il va encore « à l’église en français, au magasin Perron en français, et au bureau de poste en français », note sa fille Pauline, qui est aussi la mairesse de la municipalité d’East Ferris, qui englobe le village. Mais il n’aura plus l’option de vivre dans sa langue et dans son coin de pays s’il se voit forcé à s’installer dans un centre de soins de longue durée : les deux foyers pour aînés francophones les plus près d’Astorville sont situés à 45 minutes de route.
Même dans le Golden Horseshoe, le nom donné à la région métropolitaine qui s’étend d’Oshawa à Niagara Falls en passant par Toronto, les besoins en soins de longue durée francophones sont « urgents », souligne Sean Keays, le directeur général du Foyer Richelieu de Welland, l’un des deux seuls centres de la région.
C’est que la Loi sur les services en français de l’Ontario ne garantit qu’un lit de soins de longue durée en français pour 3400 Franco-Ontariens, alors que les normes provinciales garantissent un taux 20 fois plus élevé, soit un lit pour 170 citoyens.
C’est au moment de leur vie où les francophones de Toronto ont le plus grand besoin de soutien qu’il y a très peu de services JEAN ROY »
Ce déséquilibre est une « aberration », dénonce d’ailleurs Jean-Rock Boutin, président de la Fédération des aînés et des retraités francophones de l’Ontario (FARFO).
Pendant ce temps, à Toronto, on tente de pérenniser les services en français déjà offerts au pavillon Omer-Deslauriers du foyer Bendale Acres, le seul endroit dans la métropole canadienne où les patients en fin de vie sont soignés dans la langue de Molière. Une demande de désignation a été formulée, explique le bénévole Jean Roy, qui oeuvre au sein d’un comité consultatif de l’établissement. Le ministère des Affaires francophones devrait faire le point sur la question d’ici la fin de l’été.
« On est quand même choyés à Toronto au niveau des services en français, c’est remarquable : on a des garderies, des écoles primaires et secondaires, le Collège Boréal, le campus Glendon de l’Université York », note-til. « Mais c’est au moment de leur vie où les francophones de Toronto ont le plus grand besoin de soutien qu’il y a très peu de services. C’est tragique. »
Se déraciner pour se faire soigner
Dans le Nord ontarien, il faut parfois choisir entre se déraciner et se faire soigner.
Le foyer anglophone Cassellholme de North Bay, à moins de 20 minutes de East Ferris, pourrait bien accueillir Bernard Rochefort, mais ça ne l’intéresse pas. « Ce n’est pas notre monde », résume sa fille Pauline.
Faute de places, des aînés francoontariens se retrouvent néanmoins dans des environnements de soins anglophones, ce qui peut avoir des conséquences néfastes sur leur santé, comme le soulignent les résultats d’une étude menée par l’ancien directeur scientifique de l’Institut de recherche de l’Hôpital Montfort d’Ottawa, le Dr Denis Prud’homme. Un Franco-Ontarien traité dans un hôpital bilingue voit ses risques de souffrir d’une erreur médicale diminuer de 15 %, a-t-il déterminé. Cela s’expliquerait par une surestimation des compétences en anglais des patients, mais aussi des professionnels : le niveau de bilinguisme nécessaire au travail dans le milieu de la santé n’est pas le même que dans d’autres domaines, résumait le docteur au journal Le Droit en 2019.
Les chutes seraient d’ailleurs plus fréquentes chez les aînés francophones soignés dans des foyers non francophones, témoignait Estelle Duchon, alors directrice générale de l’Entité 4 de planification des services de santé en français, lors de la Commission ontarienne d’enquête sur la COVID-19 dans les foyers de soins de longue durée. « La personne ne comprend pas ce qui lui est expliqué », racontait-elle.
Les employés bilingues dans les foyers non désignés sont rares. « Dans un foyer anglophone où deux ou trois membres du personnel sont bilingues, ce n’est pas garanti qu’ils seront dans votre pavillon, ce n’est pas garanti qu’ils seront là 24 heures par jour, 7 jours par semaine », souligne d’ailleurs le gestionnaire du Foyer Richelieu, Sean Keays.
La professeure Tamara Daly, directrice du Centre for Aging Research and Education de l’Université York, note toutefois que les aînés francophones dans ces foyers pourraient faire appel à la justice pour que leur droit d’être soignés dans leur langue maternelle soit respecté. Jean-Rock Boutin, de la FARFO, estime cependant que « les personnes vulnérables, la plupart du temps, ne portent pas plainte de peur de représailles souvent subtiles ».
C’est au moment de leur vie où les francophones de Toronto ont le plus grand besoin de soutien qu’il y a très peu d e services.
C’est tragique. JEAN ROY »
Le défi de la main-d’oeuvre
Le gouvernement Ford a annoncé l’ajout de 700 lits de soins francophones le 18 mars dernier, et Sean Keays fait partie de ceux qui ont obtenu des fonds pour améliorer l’offre. Quelque 250 nouvelles places pourraient donc être disponibles d’ici quelques années au Foyer Richelieu.
Il devra toutefois embaucher 300 employés francophones dans un bassin de travailleurs déjà limité, ce qui compliquera la donne, observe la professeure Daly. « Les employés des foyers de soins dans les centres urbains sont souvent des nouveaux arrivants [qui ne parlent pas les deux langues officielles] », souligne-t-elle.
L’Ontario fait face à une pénurie de 6000 préposés en soins de longue durée. Déjà, à Welland, le Foyer Richelieu doit parfois employer des Québécois pour offrir des services aux aînés franco-ontariens.
Et l’aide provinciale ne suffit pas toujours à la tâche : le centre Bennett Village, à Georgetown, à 50 minutes de route de Toronto, veut livrer une unité de soins francophone de 32 lits d’ici 2025. Le projet doit être rendu public le 3 août prochain, et sera assorti d’une campagne de financement de 9 millions de dollars. Neuf millions de dollars, « ce n’est pas des peanuts », soupire Jean Roy.