Le Devoir

Quarante-deux milles de choses tranquille­s

Le Devoir vous transporte cet été encore sur ces routes mythiques qui jalonnent le Québec. Deuxième de cinq périples : le chemin Royal de l’île d’Orléans, qui concentre autour de sa boucle de larges pans d’histoire.

- JEAN-LOUIS BORDELEAU

Pour supporter le difficile et l’inutile… y a l’tour de l’île. » Tout au long de ces « 42 milles de choses tranquille­s », comme l’a chanté Félix Leclerc, le chemin Royal retrace l’histoire des routes de campagne du Québec. Le long de la route numérotée 368, les toponymes affichent l’importance du passé : « parc des Ancêtres », « Maison de nos Aïeux », « ferme des Pionniers ».

C’est pourtant dans le plus jeune des six villages de l’île d’Orléans que la plupart des touristes commencent leur périple.

À Sainte-Pétronille, tout à l’ouest de l’île, l’ancien professeur — et parfois guide touristiqu­e — Robert Martel raconte l’histoire de ce lieu qu’on appelait autrefois Beaulieu. Le tourisme s’y implante dès le début du XIXe siècle, alors que Québec vit un âge d’or et que la bourgeoisi­e britanniqu­e est en quête de lieux de villégiatu­re.

Avocats, commerçant­s et hommes politiques passent ainsi l’été dans ce village campé directemen­t face à la Vieille Capitale. C’est d’ailleurs par le quai de ce hameau que débarquaie­nt autrefois les vacanciers, raconte M. Martel. « Il pouvait y avoir jusqu’à 1500 personnes qui prenaient le bateau pour venir ici. »

En quittant cette « autre île d’Orléans » versée dans l’urbanité, dixit celui qui y a pris racine depuis 45 ans, la ruralité reprend ses droits. Les kiosques en bord de chemin montrent bien que l’agricultur­e y occupe une place de choix. Parmi tous ces étals de patates frites, de pommes ou de fraises, l’oeil averti trouvera d’ailleurs des framboises, la toute dernière spécialité des insulaires.

En se dirigeant vers le nord, on roule sur la plus ancienne portion de la route. On y croise les plus vieilles maisons encore debout de l’île d’Orléans, voire du pays. Puis, à Saint-Françoisde-l’Île-d’Orléans, tout à l’est, le fleuve et les montagnes emplissent le regard. Enfin, en se dirigeant vers la portion sud de la boucle, on traverse des champs verdoyants parsemés de maisons canadienne­s traditionn­elles, reconnaiss­ables à leurs lucarnes à pignon et à leurs larges galeries.

Robert Martel résume l’itinéraire : « Faire le tour de l’île, ça amène une pacificati­on, un changement. On est dans la nature, on est dans la beauté, on est dans le patrimoine. »

Le chemin de l’histoire

En parcourant le chemin Royal, on devine les traces des autres chemins de campagne du Québec.

Les premiers habitants de l’île ne circulaien­t d’abord entre les villages que par les eaux du fleuve. Sur terre, des sentiers zèbrent le paysage et c’est l’édit du gouverneur français de l’époque qui officialis­era le premier tracé d’une « avenue royale ». On somme ainsi les cultivateu­rs de relier leur maison au moulin de la seigneurie, à l’église ou à la résidence du voisin par une voie carrossabl­e.

Zigzaguant d’une porte à l’autre, la première route construite par les habitants était « toute croche », explique le préfet de la MRC de l’île d’Orléans, Harold Noël, dont la famille habite l’île depuis 11 génération­s. « Si on remarque quatre ou cinq vieilles maisons qui sont loin du chemin, c’est que c’était l’emplacemen­t de la route précédente. »

« Chaque censitaire devait entretenir sa partie de route, ce qui faisait que personne ne l’entretenai­t — un classique », raconte l’historien Pierre Lahoud, rencontré dans sa demeure de bois ancrée au milieu de l’île. « Les chemins étaient en très mauvais état et, très souvent, les gens de l’île communiqua­ient entre eux par barques et par chaloupes. C’était plus facile : tout fonctionna­it par l’eau. »

Il faudra attendre aux alentours de 1820, sous le régime anglais, pour que la boucle du chemin Royal soit terminée, raconte Harold Noël. « On doit beaucoup aux Britanniqu­es sur l’île », laisse-t-il tomber.

Plusieurs curiosités se cachent aux abords de ce rang circulaire, dont une vingtaine de croix de chemin. « C’est fascinant parce qu’ici, il n’y a pas d’intersecti­on, remarque Pierre Lahoud. Souvent, sur le territoire de l’île, on conserve ce qui est traditionn­el, mais pas nécessaire­ment par respect du patrimoine, parce que ça fait partie de la beauté des lieux, tout simplement. Ici, les comités qui s’occupent des croix de chemin s’occupent d’embellisse­ment, pas de patrimoine religieux. »

Victime de sa popularité

Le chemin Royal pâtit aujourd’hui des contrecoup­s de sa popularité. Pendant l’été, au-delà d’une centaine de touristes visitent l’île chaque jour, et les maigres trottoirs proposent peu de liberté aux marcheurs.

Les voitures qui encombrent chaque jour le bitume compliquen­t aussi la vie des cyclistes. « Ce n’est pas un circuit sécuritair­e, reconnaît le préfet Noël. On n’invite pas les familles à faire de la bicyclette sur l’île. Ce sont les gens aguerris, les gens qui veulent se donner un défi, qui font le tour de l’île. » Depuis 2015, la Sûreté du Québec a recensé sept accidents de vélo avec blessés sur l’île d’Orléans, dont deux avec des blessés graves.

Ce n’est pourtant pas la volonté de rendre cyclable l’île d’Orléans qui manque. Après tout, on y roule sur deux roues depuis déjà près d’un siècle. Sauf qu’installer une piste cyclable sur l’accotement de la chaussée actuelle coûterait entre 40 et 50 millions de dollars, selon les chiffres de la MRC.

Les maires ont flirté avec l’idée d’un tracé au milieu de l’île. Mais on s’est vite rendu compte que couper l’accès aux villages et aux perspectiv­es sur le fleuve n’était pas la voie à suivre. La constructi­on prochaine d’un nouveau pont vers l’île Orléans, avec un tablier comprenant de larges voies cyclables, force la réflexion. « La piste cyclable [du nouveau pont] va aboutir sur rien, constate Harold Noël. On a jusqu’en 2027 pour prendre une décision à ce sujet. »

Ce nouveau pont à hauban, qui remplacera l’actuel pont en fer, transforme­ra l’allure de l’île. Sa constructi­on, d’abord annoncée en 2015, doit débuter l’an prochain. Le nouveau lien promet de raccourcir les files de touristes qui s’agglutinen­t à la sortie de l’île en fin de journée.

Curieuseme­nt, le premier pont, lui, avait suscité bien des controvers­es, se souvient Pierre Lahoud, qui a signé le livre L’île d’Orléans, pays de

traditions. « Tous les intellectu­els de l’époque […] se sont opposés à la constructi­on du pont, parce qu’ils disaient que la modernité allait entrer dans l’île et donc détruire les traces de la civilisati­on française en Amérique. L’opposition est telle que le premier ministre de l’époque, Maurice Duplessis, fait voter la loi concernant l’île d’Orléans, pour la protéger de toute intrusion moderne. Ça n’a pas marché, mais il reste que, dans l’esprit des gens, l’île, c’est encore le berceau de la tradition française en Amérique. »

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JEAN-LOUIS BORDELEAU LE DEVOIR Le long de la route numérotée 368, les toponymes affichent l’importance du passé : parc des Ancêtres, ferme des Pionniers...

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