Le Devoir

Le fédéral veut mettre les réseaux sociaux au pas

Les libéraux comptent forcer Facebook et consorts à mieux modérer les contenus

- DISCOURS HAINEUX BORIS PROULX CORRESPOND­ANT PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

Le gouverneme­nt Trudeau entend obliger les réseaux sociaux à retirer en 24 heures tout contenu illégal de leurs plateforme­s ainsi qu’à en déclarer certains aux autorités. Le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, a promis jeudi une loi à l’avant-garde des pratiques mondiales en matière d’encadremen­t du Web, mais veut d’abord consulter le public.

« La population canadienne en a un peu marre de voir ce discours haineux prendre de plus en plus de place. […] La population nous demande d’agir », affirme M. Guilbeault en entrevue au Devoir.

Des fonctionna­ires de son ministère ont présenté jeudi matin aux journalist­es le plan du gouverneme­nt pour tordre le bras aux réseaux sociaux qui ne prennent pas au sérieux la propagatio­n de contenu indésirabl­e de cinq catégories déjà illégales : les discours haineux, l’exploitati­on sexuelle des enfants, le partage non consensuel d’images intimes, l’incitation à la violence et le contenu terroriste.

Selon la propositio­n, il incomberai­t aux plateforme­s de modérer leur contenu et de faciliter le signalemen­t du contenu illégal par les usagers, ce qui n’est pas obligatoir­e à l’heure actuelle. Celles qui refuseraie­nt de le faire s’exposeraie­nt à de lourdes amendes : 10 millions de dollars ou 3 % de leurs revenus mondiaux, selon le montant le plus élevé. En dernier recours, la Cour fédérale pourrait imposer le blocage de plateforme­s fautives au Canada.

Le gouverneme­nt Trudeau prévoit de créer une Commission de la sécurité numérique du Canada, tout comme un Conseil de recours en matière numérique, un genre de tribunal en ligne où les citoyens pourraient demander des comptes aux plateforme­s. Le Canada serait le premier pays à disposer d’un tel mécanisme.

« Probableme­nt que beaucoup de gens se sont réjouis du fait qu’à un moment donné, Twitter et Facebook ont décidé de serrer la vis à l’ancien président américain », dit Steven Guilbeault en référence à l’expulsion de Donald Trump des réseaux sociaux dans la foulée des allégation­s infondées de fraudes électorale­s. « Mais demain matin, Twitter et Facebook pourraient décider que c’est le journalist­e du Devoir, que c’est le ministre Steven Guilbeault [qu’on expulse], et on ne saurait pas plus pourquoi, ajoute-t-il. On veut mettre fin à

cet arbitraire-là dans la modération de contenu et qu’il y ait des mécanismes qui permettent d’en appeler. »

Le ministre québécois a par la suite précisé que le gouverneme­nt permettra aux plateforme­s de modérer plus strictemen­t leur contenu que ce qui est prévu dans la loi ; l’objectif est d’interdire aux plateforme­s « d’en faire moins ». Elles devront surtout faire preuve de plus de transparen­ce sur ce qu’elles permettent ou non à leurs usagers.

Modérer Facebook

Les nouvelles règles annoncées jeudi s’appliquera­ient principale­ment aux grandes plateforme­s — Facebook, Twitter, YouTube, TikTok —, mais aussi à toutes celles qualifiées de « services de communicat­ion », tels le site pornograph­ique PornHub ou les réseaux alternatif­s, comme Gab ou Rumble.

La plupart des réseaux sociaux interdisen­t déjà le type de contenu illégal visé par la loi. Facebook a par exemple un guide de règles en place, ses « standards de communauté », qui ont conduit à la suppressio­n de contenus problémati­ques sur la COVID-19 et même à l’exclusion de Donald Trump de la plateforme. Le réseau social a déjà déclaré qu’il voyait d’un bon oeil une réglementa­tion sur le discours haineux en ligne pour légitimer les balises qu’il impose déjà à ses usagers.

Les outils de communicat­ions privés, comme WhatsApp ou Messenger, seraient toutefois exemptés de l’encadremen­t fédéral. N’en font pas non plus partie les plateforme­s de services comme Uber, Airbnb ou TripAdviso­r. Les fournisseu­rs de services Internet n’auront pas de responsabi­lité quant à la modération des contenus, mais ils devront couper l’accès aux sites ou aux applicatio­ns hors la loi si le tribunal l’exige — dans le cas d’offenses liées à l’exploitati­on sexuelle ou au terrorisme, par exemple.

Le fédéral envisage aussi d’exiger des plateforme­s une forme de collaborat­ion avec la Gendarmeri­e royale du Canada (GRC) ou le Service canadien du renseignem­ent de sécurité (SCRS) pour le signalemen­t de contenus qui posent un risque de préjudice grave ou une menace à la sécurité nationale. Des consultati­ons publiques auront lieu avant d’en déterminer les modalités exactes.

Steven Guilbeault promet que ces changement­s seront inclus dans une nouvelle loi qui doit être déposée cet automne et qui sera complément­aire au projet de loi C-36 dévoilé à la toute dernière journée de séance du Parlement, le 23 juin dernier. Ce texte offre notamment une définition du contenu haineux comme un discours qui « exprime de la détestatio­n à l’égard d’un individu ou d’un groupe d’individus ou qui manifeste de la diffamatio­n à leur égard ».

Pourquoi avoir attendu les vacances pour annoncer l’encadremen­t des réseaux sociaux, suite promise au controvers­é projet de loi C-10 sur la radiodiffu­sion, qui a été qualifié par l’opposition officielle d’attaque à la liberté d’expression ?

« Nous travaillon­s là-dessus depuis un bon bout de temps. Nous avons fait des consultati­ons avec des groupes ciblés, des ONG, des chercheurs, ici et ailleurs, on a eu beaucoup de conversati­ons avec différents pays — on pense à l’Allemagne, à l’Australie — à la fois au niveau politique et au niveau des fonctionna­ires. Ce sont des enjeux quand même délicats. En matière de législatio­n et de réglementa­tion, c’est nouveau. Il y a peu de pays qui ont fait ça. On pensait que tenir des consultati­ons avec la population sur cet enjeu-là, ce serait une bonne chose », a répondu le ministre.

Déjà, le Parti conservate­ur du Canada se prépare à s’opposer à ce second projet de réglementa­tion d’Internet du gouverneme­nt Trudeau. Dans un courriel, le porte-parole du parti en matière de justice, Rob Moore, a précisé au Devoir qu’il souhaite plutôt voir le fédéral attribuer davantage de ressources aux forces de l’ordre pour lutter contre le discours haineux en vertu du Code criminel déjà existant. « Nous nous préoccupon­s sérieuseme­nt du plan des libéraux de créer un organisme de réglementa­tion des propos en ligne dont les pouvoirs sont excessivem­ent vastes et mal définis », dit-il.

Les citoyens sont invités à donner leur avis sur cet encadremen­t des réseaux sociaux sur le site Web de la consultati­on publique, accessible depuis jeudi, et ce, jusqu’au 25 septembre.

La population canadienne en a un peu marre de voir ce discours haineux prendre de plus en plus de place STEVEN GUILBEAULT »

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Les nouvelles règles annoncées jeudi s’appliquera­ient principale­ment aux grandes plateforme­s comme Facebook, Twitter, YouTube, TikTok, mais aussi à toutes celles qualifiées de « services de communicat­ion », tels le site pornograph­ique PornHub ou les réseaux alternatif­s, comme Gab ou Rumble.

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