Peut-on compter les agressions sexuelles ?
Le problème n’est pas de montrer un viol à la télé, mais de présenter les violences sexuelles comme acceptables, romantiques et désirables
Je commençais hier, sur la suggestion de Netflix, La cocinera de Castamar. « Au pire des cas, ça me fera au moins pratiquer mon espagnol », me suis-je dit. Le pire des cas est arrivé dès la fin du premier épisode. Un homme entre, en pleine nuit et sans invitation, dans la chambre d’une femme. Il entre dans son lit. S’ensuit le dialogue suivant pendant qu’il la viole :
Lui : Chut ! Vous ne voulez pas que quelqu’un entre et nous voie, non ? Elle : Allez-vous-en s’il vous plaît ! Lui : Vous n’imaginez pas ce que je peux vous enseigner.
Elle : Allez-vous-en !
Lui : Chut !
Elle : S’il vous plaît, partez.
Il plaque ses lèvres sur les siennes. Lui : Vous le voulez vraiment ? Elle : Oui. Partez s’il vous plaît ! Lui, en la touchant : En êtes-vous sûre ? Elle gémit avec passion.
Il est difficile d’imaginer un exemple plus explicite d’agression sexuelle qu’une scène où un homme entre par effraction chez une femme et la viole pendant qu’elle le supplie, à répétition et terreur dans la voix, de s’en aller. Pourtant, cette scène est présentée comme érotique, le début d’une histoire de passion. La morale : violez une femme pour la séduire. Non veut dire oui. Le viol, c’est excitant.
Un geste anodin ?
Des exemples comme celui-ci, j’en ai des dizaines dont je me sers pour expliquer aux jeunes la culture du viol. Le problème n’est pas de montrer un viol à la télé ; le problème, c’est de présenter les violences sexuelles comme non seulement acceptables, mais romantiques et désirables. Se surprendra-t-on ensuite que les femmes aient de la difficulté à reconnaître une agression sexuelle ?
Il y a quelques jours, Huguette Gagnon proposait dans ces pages une remise en question des statistiques sur les violences sexuelles, argumentant qu’elles incluent des comportements qui, du dire des victimes elles-mêmes, étaient trop anodins pour constituer un crime. Elle affirme à tort qu’aucun crime n’est commis lorsque la victime considère le geste comme anodin, que la situation est réglée sur-le-champ ou que le geste cesse.
Je n’ai pas l’intention d’entrer dans une guerre des chiffres, souvent stérile, pour quantifier le problème des violences sexuelles. D’innombrables études ont démontré que les agressions sexuelles sont extrêmement fréquentes, rarement déclarées et rarement condamnées. On sait aussi depuis des décennies que tous les chiffres sont une sous-estimation du problème ; les femmes sous-déclarent constamment les violences qu’on leur inflige.
Je ne passerai donc pas ma vie à essayer de convaincre qu’une femme sur quatre, ou une femme sur trois, ou une femme sur deux est agressée sexuellement : dans cet ordre de grandeur, on a une catastrophe mondiale, on n’en est pas à la virgule près. Ce que je veux expliquer, c’est l’impossibilité d’évaluer toute statistique sur le viol sans tenir compte de la culture du viol, et plus particulièrement de la normalisation de la violence sexuelle.
Dans notre société, on prétend que le viol est une chose rare et spectaculaire. Dans les films, pour que ça « compte » comme un viol (pas une scène romantique qui est censée nous exciter), il faut que ça crie, que le sang gicle, que l’agresseur soit un inconnu, et que ça se passe dans une ruelle sombre, un parc ou un stationnement. Cette idée reçue — le mythe du « vrai viol » — influence la capacité des femmes à reconnaître une agression sexuelle. S’ajoute à ce problème une construction de l’hétérosexualité normative, où il est tout à fait normal, même attendu, que la femme soit passive pendant une activité sexuelle, que l’homme insiste et mène le bal, et que la distribution du plaisir soit inégale. Dans ces circonstances, plusieurs chercheuses ont noté que le viol est bien plus près du sexe « normal » qu’on aimerait le penser.
Violer légalement
Pour compliquer encore le portrait, souvenons-nous que le fait de violer sa femme était parfaitement légal il n’y a même pas 40 ans. Encore aujourd’hui, un très, très grand nombre de femmes pensent que si c’est leur chum qui les agresse sexuellement, ça ne compte pas. Les études démontrent que bien des femmes minimisent même des gestes de violence extrême commis par leur conjoint. Il y a aussi les femmes qui vivent dans leur couple des agressions sexuelles à répétition, pour qui le viol, c’est la routine.
Comprenez-vous maintenant le problème à dire qu’un événement n’était certainement pas une agression sexuelle parce que la victime l’a trouvé anodin ? Pour une fois, le droit est en avance sur la société — en théorie du moins. La loi est claire : tout contact sexuel sans consentement est une agression sexuelle.
Le fait de considérer une agression sexuelle comme anodine fait partie du problème. Un problème qui ne peut être évalué, en chiffres ou autrement, en faisant comme si la culture du viol n’existait pas.
Les études démontrent que bien des femmes minimisent même des gestes de violence extrême commis par leur conjoint. Il y a aussi les femmes qui vivent dans leur couple des agressions sexuelles à répétition, pour qui le viol, c’est la routine.