Le Devoir

Peut-on compter les agressions sexuelles ?

Le problème n’est pas de montrer un viol à la télé, mais de présenter les violences sexuelles comme acceptable­s, romantique­s et désirables

- ÉCRANS Suzanne Zaccour Doctorante en droit à l’Université d’Oxford et autrice de La fabrique du viol

Je commençais hier, sur la suggestion de Netflix, La cocinera de Castamar. « Au pire des cas, ça me fera au moins pratiquer mon espagnol », me suis-je dit. Le pire des cas est arrivé dès la fin du premier épisode. Un homme entre, en pleine nuit et sans invitation, dans la chambre d’une femme. Il entre dans son lit. S’ensuit le dialogue suivant pendant qu’il la viole :

Lui : Chut ! Vous ne voulez pas que quelqu’un entre et nous voie, non ? Elle : Allez-vous-en s’il vous plaît ! Lui : Vous n’imaginez pas ce que je peux vous enseigner.

Elle : Allez-vous-en !

Lui : Chut !

Elle : S’il vous plaît, partez.

Il plaque ses lèvres sur les siennes. Lui : Vous le voulez vraiment ? Elle : Oui. Partez s’il vous plaît ! Lui, en la touchant : En êtes-vous sûre ? Elle gémit avec passion.

Il est difficile d’imaginer un exemple plus explicite d’agression sexuelle qu’une scène où un homme entre par effraction chez une femme et la viole pendant qu’elle le supplie, à répétition et terreur dans la voix, de s’en aller. Pourtant, cette scène est présentée comme érotique, le début d’une histoire de passion. La morale : violez une femme pour la séduire. Non veut dire oui. Le viol, c’est excitant.

Un geste anodin ?

Des exemples comme celui-ci, j’en ai des dizaines dont je me sers pour expliquer aux jeunes la culture du viol. Le problème n’est pas de montrer un viol à la télé ; le problème, c’est de présenter les violences sexuelles comme non seulement acceptable­s, mais romantique­s et désirables. Se surprendra-t-on ensuite que les femmes aient de la difficulté à reconnaîtr­e une agression sexuelle ?

Il y a quelques jours, Huguette Gagnon proposait dans ces pages une remise en question des statistiqu­es sur les violences sexuelles, argumentan­t qu’elles incluent des comporteme­nts qui, du dire des victimes elles-mêmes, étaient trop anodins pour constituer un crime. Elle affirme à tort qu’aucun crime n’est commis lorsque la victime considère le geste comme anodin, que la situation est réglée sur-le-champ ou que le geste cesse.

Je n’ai pas l’intention d’entrer dans une guerre des chiffres, souvent stérile, pour quantifier le problème des violences sexuelles. D’innombrabl­es études ont démontré que les agressions sexuelles sont extrêmemen­t fréquentes, rarement déclarées et rarement condamnées. On sait aussi depuis des décennies que tous les chiffres sont une sous-estimation du problème ; les femmes sous-déclarent constammen­t les violences qu’on leur inflige.

Je ne passerai donc pas ma vie à essayer de convaincre qu’une femme sur quatre, ou une femme sur trois, ou une femme sur deux est agressée sexuelleme­nt : dans cet ordre de grandeur, on a une catastroph­e mondiale, on n’en est pas à la virgule près. Ce que je veux expliquer, c’est l’impossibil­ité d’évaluer toute statistiqu­e sur le viol sans tenir compte de la culture du viol, et plus particuliè­rement de la normalisat­ion de la violence sexuelle.

Dans notre société, on prétend que le viol est une chose rare et spectacula­ire. Dans les films, pour que ça « compte » comme un viol (pas une scène romantique qui est censée nous exciter), il faut que ça crie, que le sang gicle, que l’agresseur soit un inconnu, et que ça se passe dans une ruelle sombre, un parc ou un stationnem­ent. Cette idée reçue — le mythe du « vrai viol » — influence la capacité des femmes à reconnaîtr­e une agression sexuelle. S’ajoute à ce problème une constructi­on de l’hétérosexu­alité normative, où il est tout à fait normal, même attendu, que la femme soit passive pendant une activité sexuelle, que l’homme insiste et mène le bal, et que la distributi­on du plaisir soit inégale. Dans ces circonstan­ces, plusieurs chercheuse­s ont noté que le viol est bien plus près du sexe « normal » qu’on aimerait le penser.

Violer légalement

Pour compliquer encore le portrait, souvenons-nous que le fait de violer sa femme était parfaiteme­nt légal il n’y a même pas 40 ans. Encore aujourd’hui, un très, très grand nombre de femmes pensent que si c’est leur chum qui les agresse sexuelleme­nt, ça ne compte pas. Les études démontrent que bien des femmes minimisent même des gestes de violence extrême commis par leur conjoint. Il y a aussi les femmes qui vivent dans leur couple des agressions sexuelles à répétition, pour qui le viol, c’est la routine.

Comprenez-vous maintenant le problème à dire qu’un événement n’était certaineme­nt pas une agression sexuelle parce que la victime l’a trouvé anodin ? Pour une fois, le droit est en avance sur la société — en théorie du moins. La loi est claire : tout contact sexuel sans consenteme­nt est une agression sexuelle.

Le fait de considérer une agression sexuelle comme anodine fait partie du problème. Un problème qui ne peut être évalué, en chiffres ou autrement, en faisant comme si la culture du viol n’existait pas.

Les études démontrent que bien des femmes minimisent même des gestes de violence extrême commis par leur conjoint. Il y a aussi les femmes qui vivent dans leur couple des agressions sexuelles à répétition, pour qui le viol, c’est la routine.

Newspapers in French

Newspapers from Canada