Prisonniers de l’attente d’un « bout de plastique »
Nouvellement résidents permanents, ils sont dans le flou depuis des mois pour la carte qui le prouve
Ces immigrants ont attendu parfois plus de deux ans pour obtenir leur résidence permanente, souvent après plusieurs années à travailler ou étudier grâce à des permis temporaires. Alors qu’ils croyaient enfin voir l’aboutissement de leurs démarches, ces résidents permanents du pays se retrouvent maintenant à attendre la carte prouvant ce statut durant des mois, et ce, dans un flou sur l’échéance.
Ils dénoncent aussi un système à deux vitesses, puisque leur demande serait traitée après d’autres, plus récentes. Un nouveau portail pour confirmer la résidence a été mis en ligne à la fin mai et assure une réception de la carte en quelques semaines seulement.
Près d’une vingtaine de personnes se sont confiées au Devoir quant à leur frustration et à leur déception de devoir attendre cette carte de résidence permanente pendant de trois à six mois. Ils ne peuvent en outre pas obtenir d’informations sur l’avancement de ces démarches auprès du ministère fédéral de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (IRCC).
Le ministère n’était pas en mesure de répondre aux questions du Devoir au moment où ces lignes étaient écrites.
J’ai un travail, un loyer, des factures, j’habite ici ! Je ne veux pas partir sans avoir l’assurance de pouvoir rentrer chez moi.
RAYDA BOUHADJI
Cette attente de plusieurs mois a des conséquences directes sur leur vie : plusieurs souhaitent visiter leur famille dans leur pays d’origine après une longue période de séparation en raison de la COVID-19. Il est possible de quitter le Canada sans cette carte, mais le retour est trop incertain aux yeux de plusieurs personnes.
Pour Sirine Mejri, les délais pour recevoir sa carte de résidente permanente signifient le risque de devoir reporter son mariage. Elle a obtenu sa résidence permanente le 30 avril 2021 et a déposé la journée même sa demande de carte. Trois mois plus tard, toujours rien. « Mon mariage était déjà prévu et mon futur mari est là-bas, en Tunisie », explique-telle. La fâcheuse ironie est qu’avant de recevoir sa confirmation de résidence permanente, ses papiers de travailleuse qualifiée lui permettaient de voyager librement.
La seule option pour les résidents permanents qui souhaitent sortir du Canada sans cette carte est de demander un titre de voyage pour résidents permanents (TVRP) à partir du pays où ils se trouvent. Or, les délais pour obtenir un tel document sont très variables d’un endroit à un autre. « J’ai un travail, un loyer, des factures, j’habite ici ! Je ne veux pas partir sans avoir l’assurance de pouvoir rentrer chez moi », expose Rayda Bouhadji. Elle ne fait pas non plus confiance aux institutions de son pays
d’origine, l’Algérie, quant aux délais et à la sécurité du processus : « J’ai trop peur que mon passeport ou mes papiers se perdent. »
À cause du retard dans cette formalité, elle a dû vivre un grand deuil à distance : « Ma grand-mère est morte de la COVID-19 cet hiver et je n’ai pas pu rentrer. C’est elle qui m’a élevée, et maintenant, ma mère est seule en Algérie, sans mon soutien », dit-elle d’une voix qui se brise un court instant.
« Cette situation me fait sentir en exil, bloquée ici », dit quant à elle Imen Hamdani, qui a aussi dû vivre le deuil de sa tante loin de sa famille, sans pouvoir réconforter sa mère en Tunisie. Pour elle, « l’impact est clair sur toutes nos décisions et notre santé mentale », insiste-t-elle.
Sandeep Singh Sahi, lui, a même dû refuser du travail à cause de cette carte qui tarde à arriver. Détenteur d’une maîtrise de HEC Montréal, il a attendu sa confirmation de résidence permanente durant 28 mois, et sa carte depuis 3 mois. Il travaille aujourd’hui en logistique du transport, en plus de détenir un permis de conduire de classe 1 pour des camions lourds. Son patron lui avait ainsi offert la possibilité d’augmenter son salaire pour conduire aux États-Unis, mais il a dû refuser. « Heureusement, mon employeur a été compréhensif, mais je me sens abandonné par le gouvernement », dit-il dans un français impeccable.
Comme les autres personnes qui nous ont parlé, M. Singh dit obtenir très peu de réponses au téléphone avec un agent d’immigration. Et quand les lignes sont trop occupées, le système automatisé raccroche : « Veuillez rappeler plus tard », indique une voix robotisée, comme l’a constaté Le Devoir.
La commissaire à l’information du Canada a récemment sermonné IRCC pour son manque de transparence. Son rapport déposé en mai à la Chambre des communes l’affirmait sans détour : pour des milliers de personnes, la seule manière d’obtenir des renseignements sur leur propre dossier est de faire une demande d’accès à l’information.
Doublés par des dossiers plus récents
Depuis la fin mai dernier, IRCC a mis en place un portail en ligne pour déposer une demande numérique, y compris la photo nécessaire à la délivrance d’une telle carte. Des résidents qui utilisent ce nouveau système ont affirmé au Devoir avoir obtenu leur carte en 3 à 6 semaines.
IRCC indique aussi que les délais moyens sont actuellement de 67 jours pour la recevoir. Mais pour ceux qui ont envoyé leur demande par la poste avant la création du portail, les délais sont vraisemblablement beaucoup plus longs.
« On les regarde, on est contents pour eux, mais on trouve ça injuste. Leur dossier passe avant le nôtre, alors qu’on attend depuis des mois. On a l’impression d’être les nouveaux oubliés », s’indigne Miliana Ayad. Avec cinq cosignataires qui attendent aussi depuis plus de quatre mois, Mme Ayad a envoyé une lettre au député Steven Guilbeault, espérant obtenir une réponse ou, du moins, son soutien.
« C’est frustrant de voir d’autres personnes qui passent avant nous. C’est vraiment stressant. Je travaille, je paie des impôts, je ne demande rien de plus que ma carte », dit Pamela Lavra. Elle voudrait pouvoir visiter ses proches vieillissants en Italie, dont son père malade.
Après elle aussi avoir attendu 28 mois pour obtenir sa résidence permanente, alors que son profil est très recherché en informatique, plus question pour elle de faire d’autres démarches, comme le TVRP. « Personne n’a pu me dire combien de temps ça peut prendre. Avec le risque de perdre les papiers, payer encore, c’est non », tranche-t-elle.
Plusieurs demandent une plus grande flexibilité pour le retour au Canada, à tout le moins pour les prochains mois. « Je ne comprends pas du tout pourquoi, même une fois qu’on a la confirmation de résidence, on se retrouve encore bloqués, obligés d’attendre un bout de plastique. C’est incohérent », affirme Vanessa Vrartistik, excédée d’attendre depuis janvier. Elle propose au gouvernement fédéral de prendre une mesure exceptionnelle le temps que les délais se résorbent : « La lettre de confirmation de la résidence pourrait suffire entretemps pour revenir au pays », dit-elle.
Cette situation me fait sentir en exil, bloquée ici
IMEN HAMDANI