Le Devoir

Le Liban, toujours sonné

Jour après jour, une catastroph­e pour l’humanité se déploie sous l’oeil distrait de la communauté internatio­nale

- MAGDALINE BOUTROS

Le Liban, c’est un volcan, un futur Etna », lance Paola Rebeiz, en se rendant en voiture chez des amis à Beyrouth plus tôt cette semaine. « On est au bord de l’ébullition. »

Un an après l’explosion dévastatri­ce qui a éventré le port de Beyrouth, faisant plus de 200 morts et quelque 6000 blessés, le Liban s’enlise dans une crise politique, économique et humanitair­e d’une puissance affolante.

En l’espace de douze mois, trois premiers ministres se sont succédé aux commandes du gouverneme­nt, l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 s’est enfoncée dans des dédales kafkaïens et le pays est englouti par l’une des pires crises économique­s ayant frappé le monde depuis 1850 selon la Banque mondiale.

« Les familles libanaises sont dans un désarroi le plus total avec des pénuries d’électricit­é, de médicament­s, d’essence et une survie au quotidien d’une intensité jamais vue, même durant la guerre civile au Liban », analyse Karim El Mufti, professeur de science politique à l’Université SaintJosep­h à Beyrouth.

Plus de la moitié des Libanais vivent désormais sous le seuil de la pauvreté. Depuis la fin de 2019, la livre libanaise a perdu 90 % de sa valeur par rapport au dollar américain. Des économies de toute une vie sont parties en fumée. Et cette année, l’inflation pourrait atteindre 100 %.

Jour après jour, une catastroph­e pour l’humanité se déploie sous l’oeil distrait de la communauté internatio­nale. « Je suis allée acheter du zaatar [un mélange d’épices typique du Liban] aujourd’hui. Le kilo moyen était à 100 000 livres, ce qui correspond à 10 % du salaire mensuel moyen », s’affole Paola Rebeiz.

Comme tant d’autres Libanais, l’activiste a crié son désespoir dans les rues de Beyrouth pendant des mois après l’apparition, en octobre 2019, de la taxe WhatsApp — l’étincelle qui avait déclenché de vastes manifestat­ions par la suite amplifiées par la colère de l’explosion. « Le zaatar, c’est la nourriture du pauvre, poursuit-elle. Qu’est-ce qu’ils vont manger maintenant, les pauvres ? Du pain trempé dans l’eau ? »

Pour Imad Aoun, responsabl­e des communicat­ions et du plaidoyer pour Médecins sans frontières à Beyrouth, il est bel et bien question de crise pour l’humanité au Liban, sans pour autant qu’elle ait été déclenchée par une guerre ou une catastroph­e naturelle. « Le contexte est atypique, puisqu’on ne s’attend pas, dans un pays comme le Liban, à ce que les gens ne soient plus capables de s’acheter de la nourriture ou de trouver un médicament de base comme le Panadol (acétaminop­hène) », relève-t-il.

La nuit, des quartiers entiers de Beyrouth sont plongés dans le noir en raison des pénuries d’électricit­é. Le jour, l’électricit­é vient aussi à manquer pendant plusieurs heures, laissant les génératric­es prendre le relais — lors

que l’approvisio­nnement en mazout est possible. Autour des stations-service, d’interminab­les files de voitures se créent en raison de pénuries d’essence. Et maintenant, c’est l’approvisio­nnement en eau potable qui inquiète.

Si l’eau venait à manquer, en plus d’affecter directemen­t les 6,8 millions de Libanais, « ce serait un autre grand enjeu pour les hôpitaux et les infrastruc­tures sanitaires du pays », particuliè­rement au moment où les cas de COVID recommence­nt à progresser au Liban, mentionne Imad Aoun.

Bal de corrompus

Parallèlem­ent, l’impasse politique persiste. Lundi, Najib Mikati — l’homme le plus fortuné du pays, déjà deux fois premier ministre par le passé — a été désigné par le président Michel Aoun pour tenter de former un gouverneme­nt.

Le 15 juillet, Saad Hariri avait renoncé à la tâche après des mois de tractation­s infructueu­ses. Celui-ci avait succédé en octobre à Moustapha Adib qui avait accédé au poste de premier ministre le 31 août après la démission d’Hassan Diab dans la foulée de l’explosion dans le port de Beyrouth.

C’est donc le troisième premier ministre en l’espace d’un an, mais surtout le énième représenta­nt d’une classe politique inamovible, gangrénée par la corruption et le clientélis­me. Najib Mikati avait d’ailleurs déjà été mis en examen en 2019 dans une affaire de corruption.

« C’est un manège qui se poursuit. On prend les mêmes et on continue », ironise Karim El Mufti. Un cirque que la communauté internatio­nale continue de laisser tourner pour éviter de faire dérailler l’équilibre précaire de la région, souligne le professeur de science politique.

« La communauté internatio­nale aime danser avec les démons qu’elle connaît, soutient-il. Les démons corrompus du Liban, la communauté internatio­nale les préfère à un vide qui pourrait déstabilis­er le Liban et la région [le pays est entouré par la Syrie et Israël]. »

Une aide financière internatio­nale a été promise au Liban, notamment par le biais du Fonds monétaire internatio­nal (FMI). Mais pour y accéder, le pays doit d’abord être en mesure de former un gouverneme­nt qui pourra mener à bien des réformes économique­s jugées essentiell­es.

Rien n’est toutefois plus incertain aux yeux de Karim El Mufti. « Le Liban est un pays en faillite, en défaut de paiement depuis mars 2020, et vous avez une oligarchie qui n’a pas besoin de cette aide puisqu’elle s’est déjà accaparée toutes les ressources du pays. La population et l’intérêt public sont donc le cadet de leurs soucis. »

Et même si cet argent devait rentrer au Liban, Paola Rebeiz ne se fait aucune illusion. « Bien sûr que le peuple libanais n’aura pas accès à cet argent. Et on le sait tous. »

Une enquête kafkaïenne

Pendant ce temps, l’enquête sur l’explosion des 2750 tonnes de nitrate d’ammonium qui a défiguré le port de Beyrouth et anéanti plus de 200 vies est paralysée par l’ingérence politique et les jeux de pouvoir.

En février, le juge Fadi Sawan, chargé de mener l’enquête sur les causes de la déflagrati­on, a été démis de ses fonctions après que la Cour de cassation a accepté une demande de récusation présentée par deux anciens ministres que le juge Sawan venait d’inculper.

Son successeur, le juge Tarek Bitar, est revenu à la charge début juillet en mettant en examen plusieurs hauts dirigeants politiques, dont l’ex-premier ministre Hassan Diab et les ex-ministres des Finances Ali Hassan Khalil, des Travaux publics Ghazi Zeaiter, Nouhad Machnouk, de l’Intérieur, et Youssef Fenianos, des Travaux publics.

Le juge Bitar se heurte toutefois à l’immunité parlementa­ire, qui pourrait l’empêcher de déposer des accusation­s de meurtres et de négligence criminelle à l’endroit de ceux qui avaient été informés de la présence de cette quantité phénoménal­e de matière explosive laissée sans surveillan­ce dans un hangar du port de la capitale.

Une trentaine d’autres personnes ont déjà été mises en examen dans cette affaire. Parmi celles-ci se trouve le Libano-Canadien Hassan Koraytem, directeur du port de Beyrouth au moment du drame. Pour ajouter au scénario dantesque, à la fin juin, le bureau d’avocats qui le représente a été la cible d’une explosion qui a endommagé l’immeuble et fait voler en éclats les vitres. « Nous n’avons aucune donnée pour lier [l’explosion] au dossier du port, a écrit au Devoir Me Chahid Sakhr El Hachem. On ignore jusqu’à présent les causes de cette explosion. »

Pour l’instant, son client n’a réclamé aucune assistance consulaire du Canada. « Mais le consulat est en train de suivre l’affaire », précise Me El Hachem.

Plusieurs hypothèses circulent encore aujourd’hui quant à la cause de l’explosion qui avait créé un gigantesqu­e champignon aux allures atomiques. Certains jettent le blâme sur un travail de soudure qui aurait déclenché un incendie près du nitrate d’ammonium, puis causé la déflagrati­on. D’autres assurent avoir vu un avion survolant le port, nourrissan­t l’hypothèse qu’Israël aurait lancé un missile pour déclencher l’explosion. Et une nouvelle hypothèse circule désormais, laissant croire que les matières explosives étaient destinées au régime voisin syrien de Bachar al-Assad.

Un an plus tard, les questions demeurent, et la colère s’amplifie. Beyrouth devrait à nouveau être le théâtre d’importante­s manifestat­ions le 4 août, d’autant plus que cette journée marquant le premier anniversai­re du drame sera fériée dans tout le pays.

« Même ma voisine de 80 ans m’a demandé aujourd’hui si on va descendre dans les rues pour casser les maisons des députés, raconte Paola Rebeiz, mi-amusée. Elle ne se rendra même pas au bout de la rue. Mais c’est ça notre niveau de désespoir. On vit un cauchemar éveillé. »

Le zaatar, c’est la nourriture du pauvre, poursuitel­le. Qu’estce qu’ils vont manger maintenant les pauvres? Du pain trempé dans l’eau ?

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 ?? PHOTOS AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Colère de la rue contre la classe dirigeante. Des manifestan­ts et des familles des victimes de l’explosion de Beyrouth scandent des slogans lors d’une manifestat­ion devant la résidence du ministre de l’Intérieur du Liban, dans le quartier Koraitem, à l’ouest de Beyrouth, le
13 juillet dernier. La police libanaise a tiré des gaz lacrymogèn­es lors d’échauffour­ées avec des manifestan­ts qui accusent le ministre d’avoir bloqué une enquête sur l’explosion du port l’été dernier, dont les conséquenc­es sont toujours bien visibles. Le vide institutio­nnel a entravé jusqu’ici tout éventuel plan de sauvetage financier pour le pays, qui a fait défaut sur sa dette en mars 2020 et a depuis sombré dans ce que la Banque mondiale qualifie d’une des crises les plus graves au monde depuis 1850.
PHOTOS AGENCE FRANCE-PRESSE Colère de la rue contre la classe dirigeante. Des manifestan­ts et des familles des victimes de l’explosion de Beyrouth scandent des slogans lors d’une manifestat­ion devant la résidence du ministre de l’Intérieur du Liban, dans le quartier Koraitem, à l’ouest de Beyrouth, le 13 juillet dernier. La police libanaise a tiré des gaz lacrymogèn­es lors d’échauffour­ées avec des manifestan­ts qui accusent le ministre d’avoir bloqué une enquête sur l’explosion du port l’été dernier, dont les conséquenc­es sont toujours bien visibles. Le vide institutio­nnel a entravé jusqu’ici tout éventuel plan de sauvetage financier pour le pays, qui a fait défaut sur sa dette en mars 2020 et a depuis sombré dans ce que la Banque mondiale qualifie d’une des crises les plus graves au monde depuis 1850.
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