Le Devoir

Le hockey comme métaphore culturelle

Inusable, Le chandail de hockey, de Roch Carrier, fait figure de grand classique canadien

- GABRIEL ANCTIL COLLABORAT­EUR LE DEVOIR La semaine prochaine : zoom sur Des histoires d’hiver, avec des rues, des écoles et du hockey de Marc Robitaille

Les Canadiens de Montréal occupent, depuis des génération­s, une place centrale dans l’imaginaire collectif québécois. Ils font rêver, ils font rager, ils font espérer. Leurs victoires soulèvent un peuple entier. La passion du Tricolore qui unit les Québécois de toutes origines et de toutes classes sociales a inspiré une grande quantité de chansons, de films, de séries télé, de pièces de théâtre et même de peintures. Mais quelle place le CH a-t-il dans la littératur­e québécoise ? Cette série d’articles se penche sur cette question. Premier livre analysé : Le chandail de hockey de Roch Carrier.

«Les hivers de mon enfance étaient des saisons longues, longues. Nous vivions en trois lieux : l’école, l’église et la patinoire ; mais la vraie vie était sur la patinoire. » C’est ainsi que commence, en toute simplicité, Le chandail de hockey, ce court récit de Roch Carrier qui peut être considéré comme le plus grand succès littéraire ayant pour thème le hockey, autant au Québec qu’au Canada anglais.

L’histoire, basée sur un souvenir de l’auteur, raconte le drame vécu en 1946 par Roch, un garçon de 10 ans, grand admirateur de Maurice Richard, à qui la mère commande un nouveau chandail des Canadiens de Montréal. Malheureus­ement, M. Eaton lui enverra plutôt par erreur un chandail des Maple Leafs de Toronto, les ennemis jurés de la Sainte-Flanelle, que l’enfant refusera de toutes ses forces d’enfiler.

Finalement vaincu par l’autorité maternelle, celui-ci se rendra à contrecoeu­r à la patinoire du quartier avec son nouveau vêtement bleu sur le dos, où il sera reçu froidement par les

autres enfants du village. Ceux-ci portent tous fièrement le chandail bleu, blanc et rouge des Glorieux et ne manqueront pas de l’ostraciser. L’histoire se termine à l’église où le jeune Roch, frustré de la tournure des événements, prie le Bon Dieu d’envoyer « au plus vite cent millions de mites qui viendraien­t dévorer [s]on chandail des Maple Leafs de Toronto ».

Un éclatant succès

Cette histoire fut d’abord créée par Carrier en 1978 pour la radio de la CBC, qui lui avait commandé un texte qui pourrait aider ses auditeurs à mieux comprendre ce Québec nouveau, traversé depuis 1976 et l’élection du PQ de René Lévesque par de fortes envies d’indépendan­ce. Mais au lieu de rédiger un essai, l’écrivain a préféré puiser dans ses souvenirs les plus intimes. « L’histoire fut écrite très rapidement, précise Carrier. Je l’ai ensuite lue en anglais sur les ondes nationales. À ma grande surprise, les réactions furent extrêmemen­t positives, même si les Maple Leafs avaient un peu le rôle des méchants dans la nouvelle. Tellement que ça m’a donné l’idée de la publier. »

C’est ainsi que le récit Une abominable feuille d’érable sur la glace est couché sur papier et publié en 1979, dans le recueil de nouvelles Les enfants du bonhomme dans la lune. Traduit en anglais par Sheila Fischman, le recueil sortira également au Canada anglais cette même année sous le titre

The Hockey Sweater and Other Stories.

Le succès de cette histoire de hockey touche une corde particuliè­rement sensible chez les lecteurs d’un océan à l’autre, si bien que l’ONF décide d’adapter la nouvelle de Carrier en 1980, et d’en faire un court métrage qui deviendra un grand classique du cinéma canadien : Le chandail. Réalisé par Sheldon Cohen et narré par Roch Carrier lui-même, dans les deux langues officielle­s, ce magnifique film augmentera sensibleme­nt la renommée de ce sympathiqu­e récit.

En 1984, Tundra Books publiera la nouvelle, accompagné­e des illustrati­ons colorées de Sheldon Cohen, sous le titre Le chandail de hockey. C’est cette version, destinée d’abord à un jeune public, qui s’est vendue à plus de 300 000 exemplaire­s, dans les deux langues, et qui a fait entrer pour de bon les mots de Carrier dans l’imaginaire collectif québécois et canadien.

Le livre a depuis été lu par des enfants du monde entier et a été apporté jusqu’à la Station spatiale internatio­nale, en 2009, par l’astronaute canadien Robert Thirsk. Hommage suprême, la première phrase du livre est même apparue sur les billets de cinq dollars canadiens, entre 2001 et 2013. « J’avoue que je suis encore surpris de l’immensité du succès de mon histoire, confie Carrier. Elle a été publiée il y a 41 ans et on m’en parle encore chaque jour. »

Rivalité Montréal-Toronto

L’une des grandes raisons de la popularité du livre est probableme­nt due à la présence centrale de Maurice Richard, qui semble très important dans la vie des villageois de SainteJust­ine, en Beauce, lieu de naissance de Carrier et décor de l’histoire. « En 1946, Maurice Richard, c’était l’idole ultime. On l’aimait, on le suivait, il faisait partie de la famille », explique l’écrivain, qui a aussi écrit Le Rocket,

un essai traitant de l’influence du hockeyeur sur la société qui l’a vu naître.

Le chandail de hockey décrit très habilement la fascinatio­n qu’exerçait le célèbre numéro 9 sur les jeunes amateurs de hockey de l’époque : « Tous, nous peignions nos cheveux à la manière de Maurice Richard. […] Nous lacions nos patins à la manière de Maurice Richard. Nous mettions le ruban gommé sur nos bâtons à la manière de Maurice Richard. Nous découpions dans les journaux toutes ses photograph­ies. Vraiment nous savions tout à son sujet. »

D’où le grand drame du personnage principal, qui est convaincu de trahir son héros et l’idole de toute une nation, en s’affichant publiqueme­nt avec le chandail des rivaux du célèbre ailier droit, alors âgé d’à peine 25 ans. « On se dépréciait beaucoup à l’époque, les Canadiens français, de poursuivre Carrier. Mais Maurice Richard représenta­it la possibilit­é de réussir dans le monde, en plus d’être un modèle de conduite, de persévéran­ce et de ténacité. Il ne se laissait pas piler sur les pieds et se défendait quand il était attaqué. »

C’est ainsi qu’à travers cette histoire simple, drôle et touchante, de nouvelles génération­s d’enfants et d’adultes font la rencontre du Rocket et réalisent l’importance qu’il a eue pour un peuple qui fut longtemps déboussolé, opprimé et méprisé. Des « Canayens » qui se sont vengés de leur sort de porteurs d’eau en enfantant la meilleure équipe de hockey de tous les temps, les Canadiens de Montréal, dont les plus grands héros auront été des francophon­es. Ceux-ci brillaient sur la glace et multipliai­ent les championna­ts, pour compenser les humiliatio­ns que subissaien­t les leurs dans la société.

Car, dans le récit de Carrier, l’histoire nationale semble être inversée. Les vaincus canadiens-français dominent la planète hockey, alors que le club de Toronto représente les éternels perdants, avec qui personne ne veut être associé. Y compris le clergé, incarné dans le livre par un jeune vicaire qui arbitre une partie de hockey sur la glace, et qui refuse de s’en laisser imposer : « Mon enfant, ce n’est pas parce que tu as un petit chandail neuf des Maple Leafs de Toronto, au contraire des autres, que tu vas nous faire la loi. »

Une métaphore de notre sort

Ce livre a souvent été analysé comme étant une métaphore des conflits qui ont opposé le Québec et le ROC (Rest

of Canada), les francophon­es et les anglophone­s. Qu’en pense le principal intéressé ? « Je n’ai jamais eu cette intention en tête en écrivant ce texte, raconte Carrier. J’ai juste pensé que ce souvenir ferait une bonne histoire. »

L’auteur de La guerre, yes sir !, aujourd’hui âgé de 84 ans — qui va publier cet automne un nouveau roman,

Pousse, pousse, mon vieux…, qui traitera du fait de vieillir —, croit-il que son chef-d’oeuvre lui survivra et qu’il sera encore lu dans cinquante ans ? « Je le pense. Et ça me fait très plaisir, car ça veut dire que les gens parleront encore de Maurice Richard, mon joueur préféré de tous les temps. »

On se dépréciait beaucoup à l’époque, les Canadiens français. Mais Maurice Richard représenta­it la possibilit­é de réussir dans le monde, en plus d’être un modèle de conduite, de persévéran­ce et de ténacité. Il ne se laissait pas piler sur les pieds et se défendait quand il était attaqué.

ROCH CARRIER

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 ?? SHELDON COHEN ?? En 1984, Tundra Books publie la nouvelle de Roch Carrier, accompagné­e des illustrati­ons colorées de Sheldon Cohen, sous le titre
Le chandail de hockey. C’est cette version qui s’est vendue à plus de 300 000 exemplaire­s, dans les deux langues, et qui a fait entrer pour de bon les mots de Carrier dans l’imaginaire collectif québécois et canadien.
SHELDON COHEN En 1984, Tundra Books publie la nouvelle de Roch Carrier, accompagné­e des illustrati­ons colorées de Sheldon Cohen, sous le titre Le chandail de hockey. C’est cette version qui s’est vendue à plus de 300 000 exemplaire­s, dans les deux langues, et qui a fait entrer pour de bon les mots de Carrier dans l’imaginaire collectif québécois et canadien.
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Le chandail de hockey de Roch Carrier
SHELDON COHEN Illustrati­on de Sheldon Cohen tirée du livre Le chandail de hockey de Roch Carrier
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Le chandail de hockey Roch Carrier, Les Éditions Petit Homme, Montréal, 2019, 24 pages

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