Le Devoir

Un voyage dans le temps au « 5-10-15 »

Au Témiscouat­a survit ce type de magasin un peu Dollarama, beaucoup magasin général

- SARAH R. CHAMPAGNE

C’est peut-être le dernier exemplaire d’une mode commercial­e révolue. C’est en tout cas très probableme­nt la dernière enseigne qui l’affirme haut et fort : voici un magasin « 5-10-15 » au coeur du village de Saint-Michel-du-Squatec, dans la région du Témiscouat­a, à environ une heure de Rivière-du-Loup.

Il est 11 h 30 et Yvette Desjardins est en train de finir son dîner derrière le comptoir du magasin. « On vit pratiqueme­nt dans le magasin », dit-elle, en déposant sa fourchette. Sa soeur Hermance sort de l’arrière-boutique pour acquiescer, un grand chapelet de bois au cou : « Si on avait un lit entre les rayons, on dormirait ici. »

Les chiffres 5-10-15 indiquent bel et bien le prix, en cents, que coûtaient au début du 20e siècle la plupart des objets vendus sous cette bannière. « Dans le temps, même une piastre, c’était cher ! » illustre Hermance.

Les deux soeurs âgées respective­ment de 89 et 94 ans poursuiven­t ainsi l’oeuvre de leur mère, qui a fondé ce commerce en 1945. Il loge à cette adresse depuis 1959, un grand bâtiment sur le coin, juste devant l’église, à côté de la caisse populaire et devant l’épicerie de la coop locale. « Maman avait un salon de coiffure depuis bien avant ça, alors il a aussi été aménagé à côté », raconte Yvette.

On y vend de tout, et le mot « variété » affiché derrière le comptoir prend tout son sens : vêtements, jouets, horloge, ventilateu­r, calculatri­ces, chaussures, décoration­s de Noël ou d’Halloween, serviettes, boule disco, grill à sandwich… Et maintenant, des masques pour se protéger de la COVID-19.

Certains objets, comme ce téléviseur sur le mur du fond, ont davantage l’air de faire partie du décor que d’être réellement à vendre. « On ne commande plus rien maintenant, on écoule notre stock », admet la plus jeune tenancière, consciente d’être « plus trop jeune », dit-elle.

L’une des marchandis­es qui se vendent le mieux, poursuit-elle, c’est la laine. « Il y a encore des acheteurs parce qu’on n’en trouve pas partout, de la laine. C’est la même chose pour le Phentex : des gens viennent d’autres villes pour s’en procurer », jure-t-elle. Mais ce qui tient le commerce à flot depuis environ 35 ans, c’est la valideuse de Loto

Québec, qui attire une clientèle régulière. Hermance Desjardins assure que c’est un politicien de la région qui leur avait donné accès à un appareil : « Je vous jure qu’on a eu la première valideuse ici ! »

Un témoin de l’histoire

S’il ne reste que deux ou trois magasins « 5-10-15 » dans toute la province, il fut une époque où ils foisonnaie­nt au Québec. Ce type de bannière est apparu d’abord aux États-Unis dans les années 1870, explique l’historien Jean-Marie Lebel. Spécialist­e de la ville de Québec, il date l’arrivée des « 5-10-15 » de ce côté-ci de la frontière au tournant du 20e siècle. Ils ont ainsi marqué plusieurs petites révolution­s dans les méthodes de vente, note-t-il.

C’est Frank Winfield Woolworth qui met au point ce concept, en ouvrant son premier « Five-and-dime » comme le veut la version en anglais, dans l’État de New York, puis en Pennsylvan­ie. M. Woolworth fait fortune à coups de cinq et dix cents, et devient tellement riche qu’il aurait acheté un gratte-ciel en argent comptant à New York. M. Lebel

raconte qu’on aperçoit dans le hall de cet édifice de 60 étages une sculpture de l’homme d’affaires qui compte ses petites pièces de monnaie.

Les magasins à rayons existaient déjà à l’époque, rappelle-t-il, mais cette fois, « la clientèle, c’est l’ouvrier » : « Les grands magasins des villes, notamment Dupuis Frères à Montréal et Paquet à Québec, étaient relativeme­nt dispendieu­x. Et puis on entrait et les prix n’étaient pas écrits : il fallait négocier avec les commis », détaille l’historien.

Dans les « 5-10-15 », les prix étaient donc plus bas et inscrits à l’avance sur les produits ; des produits d’ailleurs en libreservi­ce, un autre changement par rapport aux précédents magasins généraux ou à rayons. « Ils avaient aussi généraleme­nt un comptoir-lunch avec un menu typique. Je me souviens d’avoir mangé un vol-au-vent [au poulet] à la King après avoir fait des commission­s », relate-t-il.

Dans les années 1960, les premiers Woolco ouvrent leurs portes au Québec, proposant aussi des marchandis­es à rabais. Les magasins sont cependant beaucoup plus vastes, penchant peu à peu vers les grandes surfaces d’aujourd’hui qui s’installent davantage en périphérie des villes. « Avec l’arrivée des centres commerciau­x, c’est aussi le déclin des centres-villes et des “5-10-15” : ils vont fermer les uns après les autres dans les années 1980 », conclut Jean-Marie Lebel.

« Ça nous occupe »

Après avoir survécu aux centres commerciau­x, aux Wal-Mart, aux Hart et aux Dollarama, pas question de fermer boutique pour les deux soeurs Desjardins. Elles assurent cependant avoir reçu plusieurs offres d’achat. « Mais ça nous occupe, on aime ça recevoir le monde ici et prendre des nouvelles », dit Yvette.

Il en faudra plus pour les convaincre de laisser aller l’oeuvre de leur mère, pour qui elles ont visiblemen­t une grande admiration. Celle-ci a commercé, tout en élevant six enfants, dont un jeune garçon adopté d’une autre famille. « On a commencé ici sans l’électricit­é, on avait à peine le téléphone », raconte Yvette.

Les temps étaient durs durant la première moitié du 20e siècle dans une région fondée pour l’industrie forestière. Leur père, blessé lors d’une coupe de bois pour ouvrir l’ancienne route autour des années 1940, est mort de la gangrène à l’hôpital après trois ans d’amputation­s successive­s. « Il s’est cassé le tibia avec un bout de tronc coupé en biseau, et ça s’est infecté. Dans le temps, c’était pas soigné comme aujourd’hui », raconte la plus jeune des soeurs.

La foresterie reste d’ailleurs bien vivante à Squatec — ou « Squatteck », selon l’enseigne vintage du magasin. Au bout de la rue Saint-Marc qui fait face à la boutique, des milliers de billots s’entassent au moulin du Groupe Lebel, une entreprise de transforma­tion du bois. « Ça donne des jobs, mais ça fait encore pas mal de poussière », remarque à nouveau Yvette. Les robes ou chemises sont d’ailleurs recouverte­s d’une petite housse de plastique pour les protéger de la poussière ambiante.

Avec la pandémie, les deux complices ont « presque regretté de ne pas vendre de cigarettes et de boissons », dit Hermance, qui a souffert du manque de socialisat­ion durant leur fermeture obligatoir­e de 2 mois en 2020.

Le repas terminé, les deux femmes se bercent un instant en cadence. La plus jeune des soeurs a déposé un morceau de sucre à la crème tout près d’une tasse où l’on devine un café. Le temps reprend son rythme habituel aussitôt que l’on repasse la porte du « 5-10-15 » de Squatec.

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(en haut) et Yvette Desjardins (au centre) tiennent le fort au magasin « 5-10-15 » de Squatec que leur mère a fondé en 1945.
PHOTOS RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR Hermance (en haut) et Yvette Desjardins (au centre) tiennent le fort au magasin « 5-10-15 » de Squatec que leur mère a fondé en 1945.
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