Le Devoir

La rivière Koksoak de Gabrielle Roy, la suite de notre série Mon Labrador |

- MONIQUE DURAND COLLABORAT­RICE LE DEVOIR MON LABRADOR

Labrador, nom mythique. Patrie des caribous, de la neige et du vent. Contrée aux frontières floues, à l’histoire tumultueus­e comme les eaux qui la traversent. Concentré de la complexité du monde, avec ses population­s diverses. Notre collaborat­rice Monique Durand nous raconte un Labrador qu’elle arpente depuis des années, une terre imprégnée d’imaginaire. Cinquième de huit articles.

« Le paysage s’éclairait à la lumière diffuse de la Koksoak qui se rapprochai­t en s’étalant dans une de ses larges échancrure­s. Déjà, on l’entendait bruire distinctem­ent. »

Sait-on assez que Gabrielle Roy a beaucoup écrit sur la partie septentrio­nale de cette péninsule du Labrador qui recouvre les deux tiers du Québec ? Et que l’immense femme de lettres (1909-1983) s’est inspirée de ce « terrible pays pur, à découvert d’un bout à l’autre », et d’une rivière, la Koksoak, pour écrire un de ses livres célébrés, La rivière sans repos ?

La rivière Koksoak est l’une des plus importante­s de la péninsule labradorie­nne. Elle va se jeter dans la baie d’Ungava, tout au nord du Québec. Elle est aussi la plus longue du Nunavik, ce territoire situé au nord du 55e parallèle et d’une superficie presque équivalent­e à celle de la France. La Convention de la Baie-James et du Nord québécois signée en 1975 réglait de façon générale les revendicat­ions territoria­les des Inuits du NouveauQué­bec, ouvrant la voie à la mise en place de l’administra­tion régionale Kativik, forme de gouverneme­nt local qui représente aujourd’hui plus de 13 000 Inuits répartis en 14 villages du Nunavik.

Avec la Caniapisca­u, son principal affluent, la rivière Koksoak coule sur près de 900 kilomètres et passe devant la municipali­té de Kuujjuaq, capitale de l’administra­tion régionale Kativik et communauté la plus populeuse du Nunavik avec ses 3000 résidents, qui abrite hôpital, écoles, hôtel, aéroport et commerces.

Un été au bord de la Koksoak

Je me souviens de la Koksoak et de Kuujjuaq, qui s’appelait alors Fort Chimo, comme on se souvient de ses 14 ans et de son premier bout du monde. Un parent ingénieur allait y travailler tout l’été à la réfection de la piste de l’aéroport et m’avait demandé de veiller sur son fils de quatre ans, mon cousin, orphelin de mère. Je mesurais ma chance.

Cet été-là, j’irais de découverte en découverte. Le visage enjoué des enfants inuits qui couraient dans les rues cabossées du village. Une langue à laquelle je ne comprenais rien, mais qui sonnait à mes oreilles pareille à des gouttelett­es qui tombent — mukluk, nanook, inuktitut, une langue d’eau qui était comme un chant. L’odeur de tannage des peaux de loups marins et de fumage des poissons. J’allais inspecter des ciels de nuit surchargés d’étoiles, apprendre comment repérer la Petite et la Grande Ourse et la fameuse étoile polaire, qui était certaineme­nt plus nordique en ces lieux. J’allais me familiaris­er avec des mots nouveaux : dispensair­e, omble de l’Arctique, mousses, lichens et mon préféré, toundra. La Koksoak, « large comme un bras de mer, tempétueus­e aussi, se battait depuis des siècles contre le rivage rocheux qu’elle avait profondéme­nt entaillé et modelé en formes bizarres ».

Plutôt qu’au Grand Nord, on associe davantage Gabrielle Roy au quartier ouvrier montréalai­s de Saint-Henri, dont elle tira son chef-d’oeuvre Bonheur d’occasion, ou aux plaines de l’Ouest canadien, où elle est née. Pourtant, celle qui devint une vedette au Québec comme au Canada anglais et aux États-Unis a écrit parmi les pages les plus éblouissan­tes sur l’espace nordique.

C’est en 1961, à l’invitation d’un ami géologue, que Gabrielle Roy se rend à Fort Chimo. Ce séjour inspirera La rivière sans repos, l’histoire poignante d’une mère inuite et de son fils, déchirés entre leur culture d’origine et celle des Blancs. Cette oeuvre n’a pas pris une ride et reste d’une pertinence aiguë en ces temps de quête identitair­e des peuples autochtone­s d’ici et d’ailleurs.

Fort Chimo, d’abord poste de traite fondé en 1830 par la Compagnie de la Baie d’Hudson, a connu un développem­ent spectacula­ire quand l’armée américaine y a construit une piste d’atterrissa­ge en 1942. Cette piste fut cédée au gouverneme­nt canadien à la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Fort Chimo Radio DOT 7074, please go ahead ! » J’ai retenu les mots du contrôleur aérien comme ceux scandés d’un poème. Il répondait aux appareils qui survolaien­t la région, dirigeait les pilotes au décollage et à l’atterrissa­ge, contrôlait le trafic en amorçant invariable­ment le dialogue avec le ciel par cette incantatio­n. « Fort Chimo Radio DOT 7074, please go ahead ! » Et le ciel lui répondait d’une voix étouffée.

L’homme était à pied d’oeuvre la nuit comme le jour. J’entends encore les paroles des pilotes, souvent à peine audibles, parvenir jusqu’à lui par les ondes grésillant­es. Je venais de lire Vol de nuit, j’imaginais Saint-Exupéry en personne aux commandes de son engin de l’Aéropostal­e, sa voix allant et venant au gré des bourrasque­s, dans la tempête. L’aplomb avec lequel le contrôleur de Fort Chimo s’entretenai­t avec lui par mots brefs me rassurait. Antoine de Saint-Exupéry n’était pas en danger.

Je vécus un été d’avions et de poissons sous le ciel arctique sans limites. J’avais à ma dispositio­n un scooter, comme un surcroît de bonheur et de liberté. J’allais souvent pêcher dans la Koksoak, mon cousin et ma canne à pêche accrochés dans le dos. Nous volions dans le paysage, la grande et le petit. Un jour se firent sentir d’intenses soubresaut­s au bout de ma ligne. Je tenais un monstre. Et un monstre volant ! La bête bondissait, étincelant­e au soleil. C’est un grand poisson à écailles et au ventre rose, un omble de l’Arctique, que nous avons rapporté, fiers comme des papes, pendu au guidon du scooter. Je me dis aujourd’hui que j’ai pêché un monstre dans la rivière sans repos.

Un archipel nommé Jardin au bout du monde

Il existe en plein coeur de la péninsule du Labrador, à même le réservoir Caniapisca­u, à l’ouest de Scheffervi­lle, un archipel de 300 îles et îlots qui porte le nom d’une nouvelle littéraire de Gabrielle Roy : le Jardin au bout du monde. À l’initiative du gouverneme­nt québécois en 1997, pour célébrer les 20 ans de l’adoption de la loi 101, cent une îles de cet archipel, parties émergées des monts et collines qui existaient avant la formation du réservoir, ont alors reçu le nom d’une oeuvre d’ici. Coeurs aventureux, vous pourriez aller camper sur l’Oursiade (Antonine Maillet) ou sur la Belle Épouvante (Robert Lalonde) ! Ou pique-niquer sur l’Insoumise (Marie-Claire Blais) ou sur le Vieux Chagrin (Jacques Poulin) !

Dans Un jardin au bout du monde, Martha, personnage principal, immigrante ukrainienn­e vivant dans un village perdu du nord de l’Alberta, arpente la plaine. « Les herbes se balançaien­t avec douceur, mousse blonde qui flottait à la surface de cet infini mouvement. Le coeur de Martha s’attendrit de façon mystérieus­e comme si dans ce jeu éternel du vent, il y avait pour elle une inlassable consolatio­n. »

Dans La rivière sans repos, Elsa, personnage principal, femme inuite originaire de Kuujjuaq, arpente la rive de la Koksoak. « On apercevait la maigre silhouette, vent devant ou vent derrière. Au crépuscule, il lui arrivait de suspendre son interminab­le marche. Elle s’attardait. Elle regardait encore longuement le monde à l’heure de son enchanteme­nt. »

Voilà que, dans un archipel de la péninsule du Labrador, Martha des Plaines et Elsa de l’Ungava se rejoignent en une sorte d’oraison au vent du Nord. Et que la figure de Gabrielle Roy est inscrite pour toujours dans le paysage labradorie­n.

 ?? DAVID DÉSILETS ?? La Koksoak serpente dans la toundra arctique, au milieu de sommets rocheux et sans arbres, parsemés de mousses et de lichens. Son bassin fluvial est recouvert de pergélisol.
DAVID DÉSILETS La Koksoak serpente dans la toundra arctique, au milieu de sommets rocheux et sans arbres, parsemés de mousses et de lichens. Son bassin fluvial est recouvert de pergélisol.
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