Survoltage électoral, la chronique de Konrad Yakabuski
Parmi les signes avant-coureurs d’une campagne électorale qui s’accumulent depuis un mois figure l’annonce cette semaine d’une aide fédérale de 5,2 milliards de dollars visant à amoindrir la catastrophe qu’est devenu le projet hydroélectrique Muskrat Falls pour Terre-Neuve, déjà aux prises avec de sérieuses difficultés budgétaires depuis la chute du prix de pétrole en 2014. La somme en question frappe l’imagination. Dans une province d’à peine 500 000 âmes, Ottawa versera des centaines de millions de dollars chaque année pendant 25 ans pour éviter une flambée des prix de l’électricité pour des consommateurs terre-neuviens en raison des dépassements de coûts de la centrale électrique de 824 mégawatts au Labrador.
La décision du gouvernement de Terre-Neuve de donner le feu vert à la construction de Muskrat Falls demeure l’un des pires actes d’irresponsabilité politique de l’histoire canadienne. Présenté à l’électorat par l’ancien premier ministre conservateur Danny Williams comme un projet qui libérerait sa province de l’emprise géographique du Québec — grâce à la construction d’une ligne de transmission sous l’eau du détroit de Belle Isle entre le Labrador et l’île de Terre-Neuve —, le projet de Muskrat Falls est vite devenu un gouffre financier. D’un budget initial de 6,2 milliards de dollars, son coût final dépassera les 13 milliards lorsque ses turbines se mettront en marche plus tard cette année. Les gouvernements de Stephen Harper et de Justin Trudeau avaient déjà accordé des garanties de prêt de 7,9 milliards de dollars au projet avant l’annonce cette semaine par M. Trudeau qu’Ottawa va dorénavant transférer ses revenus annuels provenant de la plateforme pétrolière Hibernia à Terre-Neuve afin de subventionner ses prix d’électricité.
Le Bloc québécois a vite accusé M. Trudeau de faire de la concurrence déloyale au Québec, qui vise à accroître ses exportations d’hydroélectricité. « En lançant ce projet, le gouvernement terre-neuvien n’avait même pas caché que son objectif était de nuire au Québec, de contourner le territoire québécois et de concurrencer Hydro-Québec sur les marchés d’exportation, a lancé le député bloquiste de Jonquière, Mario Simard. Non seulement tous les partis canadiens à la Chambre des communes ont constamment ignoré le Québec, mais aujourd’hui, Justin Trudeau en rajoute. Tout ça pour acheter des votes à Terre-Neuve avec notre argent. »
La décision du gouvernement de Terre-Neuve de donner le feu vert à la construction de Muskrat Falls demeure l’un des pires actes d’irresponsabilité politique de l’histoire canadienne
Les souverainistes ne sont pas les seuls à trouver injuste l’aide du gouvernement fédéral à Muskrat Falls. « Le Québec a su développer son hydroélectricité par ses propres moyens, sans aide financière du fédéral. Cette nouvelle ingérence dans le développement énergétique est inacceptable », a soutenu la cheffe du PLQ, Dominque Anglade, tout en dénonçant le « silence » du gouvernement caquiste de François Legault envers Ottawa.
Ces critiques font abstraction de l’histoire, longue et conflictuelle, entre le Québec et Terre-Neuve concernant le développement des ressources hydroélectriques au Labrador. Les Terre-Neuviens ne pardonnent toujours pas au Québec d’empocher des profits hallucinants en vertu du contrat, conclu en 1969, grâce auquel Hydro-Québec achète la presque totalité de l’électricité provenant de la centrale massive de Churchill Falls, avec une puissance installée de 5400 mégawatts, à un prix risible de 0,2 ¢ le kilowattheure et le revend à des consommateurs québécois et américains à plus de 20 fois ce prix. Le gouvernement de Terre-Neuve a plusieurs fois essayé de faire invalider ce contrat par les tribunaux, sans succès. Et les gouvernements québécois successifs ont tous refusé de le renégocier. C’est devant ce refus que Terre-Neuve s’est lancée seule dans l’aventure de Muskrat Falls, avec les conséquences désastreuses que l’on connaît.
Or, le contrat de Churchill Falls arrive à échéance en
et les Terre-Neuviens sont déterminés à ne pas le renouveler sans que leur province reçoive une plus grande part des profits de cette centrale, qui compte pour environ 15 % de la capacité d’Hydro-Québec. La société d’État ne peut pas se priver de cette source d’électricité sans construire de nouvelles centrales, beaucoup plus chères celles-là, au Québec. Une négociation corsée avec Terre-Neuve s’annonce dans les prochaines années. Ces négociations devront débuter bientôt en raison des longs délais associés à la planification énergétique.
Cela explique en partie pourquoi le gouvernement de François Legault ne critique pas ouvertement les efforts d’Ottawa pour venir en aide à Muskrat Falls. L’avenir de cette centrale pourrait bel et bien figurer dans les négociations en vue du renouvellement du contrat de Churchill Falls. Un comité désigné par le premier ministre terre-neuvien, Andrew Furey, pour proposer des solutions à ses problèmes budgétaires a récemment recommandé que la province offre à des entités privées et publiques la possibilité de devenir propriétaires de l’ensemble des ressources hydroélectriques existantes et potentielles sur la rivière Churchill. Cela comprendrait le droit de construire un projet hydroélectrique sur le site de Gull Island, projet qui a déjà fait l’objet de discussions entre le Québec et Terre-Neuve. En 1998, l’ancien premier ministre Lucien Bouchard et son homologue terre-neuvien de l’époque, Brian Tobin, en étaient presque arrivés à une entente pour le développement d’une centrale de plus 2000 mégawatts à Gull Island. Et le gouvernement de M. Legault n’exclut pas la possibilité de relancer les discussions à ce sujet. Le temps nous dira si ce n’est qu’un rêve.