Le Devoir

La Chine serre la vis à ses ultrariche­s

Le pays veut lutter contre la puissance croissante des grandes entreprise­s

- CLÉMENCE PAVIC

Les actions des grandes entreprise­s chinoises ont glissé vertigineu­sement cette semaine à la Bourse, alors que Pékin serre la vis à des secteurs en plein essor. Des groupes technologi­ques, en soutien scolaire ou encore en livraison de repas ont fait les frais de nouvelles directives contraigna­ntes de Pékin. Pourquoi la Chine resserre-t-elle l’étau sur ses ultrariche­s ? Portrait de la situation.

Au printemps, le géant du commerce électroniq­ue Alibaba — l’équivalent chinois d’Amazon — avait été le premier à subir la vindicte des autorités et à être condamné au printemps à une amende de 2,8 milliards de dollars américains pour entrave à la concurrenc­e. Mais depuis, le régime communiste a étendu à d’autres secteurs sa campagne de « rectificat­ion » de pratiques qui étaient jusque-là tolérées.

Résultat : l’indice NASDAQ Golden Dragon China, qui suit les actions technologi­ques chinoises cotées à New York, a chuté de 22 % en juillet et est en voie de connaître sa plus forte baisse mensuelle depuis 2008. Depuis son pic de la mi-février, l’indice a chuté de près de 45 %.

« La Chine est devenue plus contrôlant­e envers ses grandes entreprise­s, notamment numériques, qui ont un monopole dans l’environnem­ent d’affaires chinois », souligne Zhan Su, professeur et titulaire de la Chaire Stephen-A.-Jarislowsk­y en gestion des affaires internatio­nales de l’Université Laval, qui rappelle d’ailleurs que l’encadremen­t des géants numériques est aussi un enjeu en Occident.

« Mais ce n’est pas le but de la Chine que de fusiller ses grandes entreprise­s, estime M. Su, elle veut lutter contre leur monopole et leur puissance croissante, alors qu’elles gèrent de grandes quantités de données. »

Soudaineme­nt généreux

Il n’y a pas que les actions des entreprise­s chinoises cotées en Bourse qui perdent des plumes. « Les milliardai­res chinois sont devenus terribleme­nt généreux ces derniers temps », soulignait le journalist­e Michael Standaert, basé à Shenzhen en Chine, dans un article publié par Al Jazeera.

En 2020, le cofondateu­r et ancien p.-d.g. d’Alibaba Jack Ma — qui a complèteme­nt disparu de la sphère publique à la suite d’un discours critique envers le gouverneme­nt chinois en octobre dernier — a fait des dons de l’ordre de 500 millions de dollars américains. Ces derniers mois, Wang Xing, le p.-d.g. du géant chinois de la livraison de nourriture Meituan, a fait don d’environ 2,3 milliards de dollars américains pour la promotion de la recherche scientifiq­ue et de l’éducation. Le milliardai­re Zhang Yiming, fondateur de ByteDance, qui possède TikTok, a quant à lui donné environ 77 millions de dollars en soutien au système d’éducation de sa ville natale.

Derrière cette soudaine générosité, il y a la main du gouverneme­nt chinois, croit Serge Granger, professeur en politique appliquée à l’Université de Sherbrooke et spécialist­e de la Chine. « Les inégalités de richesse indisposen­t le gouverneme­nt chinois. Il ne faut pas oublier que le Parti communiste est né pour éliminer ces écarts de richesse ; c’est une contradict­ion fondamenta­le de voir autant de milliardai­res dans ce pays », estime le professeur. En janvier 2021, selon la Hurun Global Rich List, l’empire du Milieu comptait 1058 milliardai­res, loin devant les États-Unis, qui en comptaient tout de même près de 700.

Tom Cliff, maître de conférence­s à la National Australian University et spécialist­e du milieu des affaires en Chine, croit lui aussi que les disparités de revenus sont une grande préoccupat­ion des élites chinoises. « Mais ces disparités en elles-mêmes ne sont pas vraiment le problème, expliquait-il en entrevue à Al Jazzera. Je pense que les élites se soucient de ce que la disparité massive des revenus pourrait produire pour l’ensemble de la structure qui les maintient en place. »

Selon Serge Granger, « il y a, en Chine, des lignes à ne pas franchir. Or, certains milliardai­res les franchisse­nt : soit en étalant leur richesse de façon ostentatoi­re, soit en exerçant une influence trop importante en parallèle de l’État ». Jack Ma est un exemple de ceux-là. À la fin de l’année dernière, il s’était heurté à la grogne du gouverneme­nt, qui avait déclenché un torrent de mesures réglementa­ires visant à contenir sa puissance croissante.

Ne pas déroger de son rôle

« Jack Ma n’a pas seulement étalé sa richesse, souligne Serge Granger. Il jouait aussi un rôle que le Parti communiste chinois ne voulait pas qu’il joue. C’est-àdire qu’il a le droit d’être un milliardai­re, mais ça aurait été mieux qu’on ne connaisse pas son nom et qu’il évite les projecteur­s. Or, il avait un véritable fanclub… et il critiquait ouvertemen­t le gouverneme­nt. » Éviter les projecteur­s. C’est exactement ce que fait Jack Ma depuis l’automne dernier. L’entreprene­ur le plus connu de Chine « fait profil bas », a expliqué Joe Tsai, cofondateu­r d’Alibaba avec M. Ma, lors d’une entrevue avec CNBC. « En fait, il va très, très bien. Il a commencé la peinture comme passe-temps, il est même plutôt bon », a ajouté M. Tsai.

« Un autre des éléments qui dérangeaie­nt les autorités chinoises en ce qui concerne Jack Ma, c’est qu’il avait acheté le South China Morning Post, qui est un média anglophone basé à Hong Kong, ajoute M. Granger. Un bourgeois qui contrôle un média : ça vous donne une idée du pouvoir qu’il pouvait exercer s’il était en désaccord avec la politique gouverneme­ntale. »

En mars dernier, le Wall Street Journal rapportait que le gouverneme­nt chinois avait demandé à la compagnie Alibaba de se défaire de ses actifs dans les médias (tels que Weibo, l’équivalent de Twitter en Chine, et le SCMP) — les autorités étant de plus en plus préoccupée­s par l’influence du géant de la technologi­e sur l’opinion publique dans le pays, selon des personnes proches du dossier.

Mais Jack Ma n’est pas le premier riche à avoir dérangé le gouverneme­nt, rappelle Serge Granger. « Depuis quelques années, il y a plusieurs exemples de gens très riches qui disparaiss­ent et réapparais­sent quelques mois plus tard en avouant leur faute. »

En 2018, par exemple, Fan Bingbing, une des plus grandes vedettes chinoises (qui, selon le magazine Forbes, se classait en 2016 au 5e rang des actrices les mieux payées au monde), était disparue sans donner de nouvelles — avant de réapparaît­re trois mois plus tard en prenant la parole sur le réseau social Weibo. « Je ne suis pas digne de la confiance de la société et j’ai laissé tomber les admirateur­s qui m’aiment », avait écrit l’actrice à qui Pékin venait d’infliger une amende de 130 millions de dollars pour évasion fiscale. « En Chine, les riches peuvent faire de l’argent, mais ils ne doivent pas déroger de ce rôle. C’est un peu ça le message que le Parti communiste chinois envoie », conclut M. Granger.

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ELIOT BLONDET ABACA PRESS Le cofondateu­r d’Alibaba, Jack Ma, s’était heurté en 2020 au gouverneme­nt qui avait déclenché un torrent de mesures réglementa­ires pour contenir sa puissance.

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