Le Devoir

La mémoire récupérée

Le gouverneme­nt du PiS impose un récit historique teinté de révisionni­sme qui fait sourciller

- PATRICE SENÉCAL COLLABORAT­EUR À OŚWIĘCIM ET À CRACOVIE

En quête d’un récit national magnifié, le gouverneme­nt nationalco­nservateur de la Pologne est accusé de « réécrire » l’histoire de la Shoah à des fins politiques. Dernière controvers­e en date, la nomination en avril de Beata Szydło, vice-présidente du parti au pouvoir, au sein du conseil d’administra­tion du musée d’Auschwitz.

C’est un bâtiment de deux étages dont la façade grisâtre chauffe sous le soleil ardent. Un ancien entrepôt de blé à l’allure austère qui se situe en lisière d’Oświęcim, ville du sud de la Pologne. Et qui représente un vestige tragique de l’Histoire : naguère, il faisait office de grenier pour la SS nazie, dans ce pays occupé dès 1939 par les troupes d’Hitler.

Mais voilà que, 76 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, son usage changera du tout au tout. C’est en ce lieu que sera inauguré l’an prochain le Musée à la mémoire des habitants des terres d’Oświęcim. Le but ? « Montrer la bonté des résidents des environs s’étant engagés à aider les prisonnier­s du camp, très souvent au péril de leur vie », explique sa directrice, Dorota Mleczko.

Le « camp » ? À peine 200 mètres plus loin, on le reconnaît à ses barbelés et à son enceinte bétonnée, emblèmes des atrocités du IIIe Reich : Auschwitz. Le camp de concentrat­ion érigé en sol polonais par l’Allemagne nazie en avril 1940, où furent exterminée­s plus d’un million de personnes, dont la plupart de confession juive. Une proximité forte en symboles qui ne laisse rien au hasard. « Beaucoup de visiteurs du camp d’Auschwitz, qu’ils viennent de Pologne ou d’ailleurs, se demandent comment les gens d’ici ont réagi à ce qui se passait dans le camp, il était essentiel d’y apporter une réponse », fait valoir Mme Mleczko.

L’historienn­e de formation ne manque pas de se réjouir devant les ouvriers qui, en cette matinée de mi-mai, restaurent le site mémoriel en devenir. « Mettre l’accent sur le positif », tel sera le credo du musée, qui « fera entendre la voix de la communauté locale à l’internatio­nal » à travers témoignage­s, photos ou autres objets d’époque. Le « côté moins bon de l’humain », lui, ne sera pas éclipsé de l’exposition, rassure-t-elle. Façon d’évoquer ces Polonais ayant collaboré avec l’occupant nazi.

Le futur musée n’aura pas été exempt de controvers­es depuis l’annonce de sa création, il y a cinq ans, par le ministère de la Culture. Baptisée à l’origine « Musée des justes d’Auschwitz », l’institutio­n s’est vite

résolue à changer cette première appellatio­n — jugée indécente par nombre d’observateu­rs — pour l’actuelle, plus neutre. Or, c’est sa dimension politique présumée, surtout, qui suscite la méfiance : sera-t-il le reflet de la politique mémorielle que mène le parti Droit et justice (PiS) ? C’est que ce gouverneme­nt national-conservate­ur impose un récit historique qui fait sourciller depuis son accession au pouvoir en 2015. Un récit magnifié, teinté de révisionni­sme, où la nation polonaise y apparaît tantôt en martyre, tantôt en héroïne. « Le mythe national fondateur de la Pologne, c’est : “Nous sommes la victime innocente” », dit Konstanty Gebert, intellectu­el juif et éditoriali­ste pour le quotidien Gazeta Wyborcza.

Six millions de morts

La question mémorielle reste un terrain miné dans un pays qui a déploré en 1945 six millions de morts, dont la moitié sont juifs. Sans compter les innombrabl­es villes et villages anéantis au cours du conflit. Et ce, malgré la ténacité des réseaux de résistance clandestin­s soutenus par le gouverneme­nt polonais d’alors, exilé à Londres. Malgré aussi les plus de 7000 « justes », ces personnes ayant secouru des juifs pendant la Shoah, qu’a comptés la Pologne, selon le mémorial de Yad Vashem. Un nombre inégalé dans aucun autre pays.

Mais la Pologne, durant cette période, a également connu des chapitres plus sombres. Pogroms et dénonciati­ons de plein gré ont été le fait de certains civils polonais. « Les peuples victimes peuvent eux aussi être coupables », résume M. Gebert, qui dénonce une « tentative majeure de réécriture du passé » par le PiS. De quoi alimenter, soutient-il, « une montée d’antisémiti­sme en Pologne, en plus de contredire le long processus historique » entamé depuis la chute du communisme.

De cette rhétorique patriotiqu­e, la Loi sur l’Holocauste adoptée en février 2018 sous l’impulsion du PiS en est l’incarnatio­n. Son objectif : « défendre la réputation de la Pologne » et éradiquer l’usage de l’expression « camps de la mort polonais ». Quiconque attribuant « à la nation ou à l’État polonais la responsabi­lité » du génocide juif était passible, dans la première version du texte de loi, de trois ans de réclusion. Une dispositio­n qui a été retirée cinq mois plus tard devant le tollé diplomatiq­ue.

Dernière indignatio­n en date : la nomination en avril de la vice-présidente du PiS, Beata Szydło, au conseil d’administra­tion du musée d’Auschwitz. Sur les dix membres du conseil, quatre ont claqué la porte dans la foulée en dénonçant une « politisati­on » de l’institutio­n. « C’est la continuati­on de ce grand projet du gouverneme­nt nationalis­te de renverser la démocratie et la société civile », dit pour sa part Jan Grabowski, spécialist­e de la Shoah. Au-delà de la mise au pas de l’appareil judiciaire, « il y a [désormais] cette tentative d’occuper les institutio­ns liées à la mémoire juive en Pologne », observe celui qui enseigne à l’Université d’Ottawa.

Contrer « l’anti-polonisme » ?

La recherche indépendan­te n’échappe pas à cette mainmise sur le passé, et Jan Grabowski en a d’ailleurs fait les frais en février dernier. Par le fait de l’ouvrage Plus loin, c’est encore la nuit, publié sous sa direction en 2018, il a été condamné par la justice polonaise à « s’excuser » auprès de Filomena Leszczynsk­a : cette octogénair­e lui reproche d’avoir sali la mémoire de feu son oncle, Edward Malinowski. Une accusation démentie par M. Grabowski, qui a fait appel du verdict. L’objet du litige ? Une courte mention, dans ce pavé de 1600 pages, de l’implicatio­n d’Edward Malinowski dans l’assassinat de juifs en 1943, à Malinowo, un village dont il fut le maire.

Sauf qu’à l’origine de cette action en justice, il y a la Ligue polonaise antidiffam­ation, une organisati­on proche du PiS ayant volontiers épaulé la plaignante durant le procès. Son cheval de bataille : s’attaquer à « l’anti-polonisme » en luttant à coups de poursuites au civil contre toute atteinte à la « dignité de la nation ». Au quartier général de la Ligue, à Varsovie, son président, Maciej Świrski, assure contrer « l’hypocrisie régnant dans le monde occidental, qui consiste à accuser la Pologne de complicité dans la Shoah ». D’autant que la « grande majorité des Polonais étaient compatissa­nts envers les juifs », avance-t-il.

Au centre communauta­ire juif de Cracovie, à 60 kilomètres à l’est d’Oświęcim, on préfère tempérer. Car dans cette ville où la culture juive connaît une véritable renaissanc­e, un certain malaise s’installe à l’égard du discours mémoriel du PiS. « Jamais nous ne connaîtron­s le ratio exact des Polonais ayant aidé les juifs et de ceux leur ayant fait du mal », soulève Jonathan Ornstein, directeur du centre. « Mais laisser entendre que tout le pays était obsédé par le sauvetage des juifs tronque la réalité, cela ne correspond pas à ce qu’ont rapporté de nombreux survivants, dont certains redoutaien­t leurs voisins polonais. »

Ce devoir de mémoire, Konstanty Gebert l’appelle lui aussi de ses voeux. « Reconnaîtr­e ses propres crimes ne diminue en rien la valeur morale du martyr et permet une confrontat­ion plus honnête avec sa propre histoire, rappelle le sexagénair­e. Mais c’est difficile, ça fait mal. Et un parti qui promet de se protéger de tout cela, forcément, se garantit un soutien électoral. »

 ?? PABLO GONZALEZ AGENCE FRANC-PRESSE ?? Une photo aérienne prise le 15 décembre 2019 à Oświęcim, en Pologne, montre une vue des bâtiments d’Auschwitz I, qui faisait partie de l’ancien camp d’exterminat­ion nazi allemand d’AuschwitzB­irkenau. Le site a été transformé en musée et site commémorat­if.
PABLO GONZALEZ AGENCE FRANC-PRESSE Une photo aérienne prise le 15 décembre 2019 à Oświęcim, en Pologne, montre une vue des bâtiments d’Auschwitz I, qui faisait partie de l’ancien camp d’exterminat­ion nazi allemand d’AuschwitzB­irkenau. Le site a été transformé en musée et site commémorat­if.

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