Le Devoir

Louis Cornellier

- LOUIS CORNELLIER

J’en veux à l’écrivain péruvien naturalisé espagnol Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de littératur­e en 2010. Je ne le blâme pas pour son parcours politique pour le moins chaotique, qui l’a mené du communisme, dans sa jeunesse, à l’ultralibér­alisme, notamment au moment de sa candidatur­e déçue à l’élection présidenti­elle péruvienne en 1990. Chacun a droit à ses conviction­s, dans le cadre démocratiq­ue. Je lui en veux pour sa mesquineri­e hargneuse au moment du référendum sur l’indépendan­ce de la Catalogne en 2017.

Le 9 octobre de cette année-là, à Barcelone, lors d’une manifestat­ion en faveur de l’unité de l’Espagne, Vargas Llosa, orateur vedette invité, se lâche. Il qualifie les indépendan­tistes catalans de fanatiques et assimile leur projet à une « passion destructri­ce et féroce », animée par le racisme. Au nom de la défense des valeurs universell­es — « je déteste toute forme de nationalis­me », avait-il déclaré en recevant le Nobel —, l’écrivain veut écraser un mouvement démocratiq­ue déjà durement malmené par un gouverneme­nt espagnol intransige­ant. Dans une chronique publiée dans

Le Devoir le lendemain de cette manifestat­ion, François Brousseau analysait finement, comme à son habitude, la situation. « L’ironie, écrivait-il, c’est que, tout en fustigeant le nationalis­me avec une virulence verbale jamais atteinte par un Trudeau père, Vargas Llosa avait devant lui une foule qui s’étranglait en chantant

“Y viva España !”, s’enroulait dans le drapeau espagnol et scandait “Puigdemont en prison !” » C’est encore une fois, expliquait Brousseau, la fable que les Québécois connaissen­t bien du gros nationalis­me, qui va de soi, contre le petit, qu’on condamne. « Le non-dit de toute cette histoire, concluait le chroniqueu­r, ce n’est pas que le nationalis­me catalan est sujet à la critique (comme le sont tous les nationalis­mes). C’est que le nationalis­me dominateur, légitime et en quelque sorte invisible parce qu’il s’incarne déjà dans un État souverain reconnu, on n’en parle jamais. »

On se serait attendu à plus de subtilité de la part d’un grand romancier comme Vargas Llosa. En 2009, dans une conversati­on publique avec l’écrivain italien Claudio Magris autour du thème « roman, culture et société » qu’on peut enfin lire dans La littératur­e est ma vengeance (Gallimard, 2021, 96 pages), Vargas Llosa se demandait justement « comment expliquer que de grands écrivains, de grands créateurs dont les oeuvres nous éblouissen­t par leur beauté, leur compositio­n, leur originalit­é, sinon par la lucidité qu’elles semblent exprimer, se soient en même temps trompés sur tant de choses, la politique, la société, jusqu’à manifester des préjugés inacceptab­les, indignes, qu’ils aient véhiculé, par exemple, des idées racistes ».

En réponse, Magris, évoquant les figures d’un Pirandello mussolinie­n, d’un Hamsun hitlérien et d’un Céline antisémite, avance l’hypothèse que ces grands écrivains, habités par un puissant désir d’authentici­té et de vitalité, ont succombé à la tentation de rejeter la démocratie et ses « valeurs froides » — le droit de vote, les chartes de droits — au profit des « valeurs chaudes » — les sentiments, les passions. Ils ont ainsi oublié que « ce sont justement les valeurs froides de la démocratie […] qui permettent à chacun, individu, peuple ou communauté, de cultiver ses propres valeurs chaudes ».

Cette réflexion fait toutefois l’impasse sur un autre cas de figure, c’està-dire celui des Vargas Llosa, Trudeau et consorts, qui font passer le chaud — leur nationalis­me — pour le froid — l’universali­sme — en ne reconnaiss­ant comme démocratiq­ue et antiracist­e que ce qui sert leurs intérêts.

Il est vrai, comme le dit Vargas Llosa, que le patriotism­e est une valeur secondaire par rapport aux valeurs humaines universell­es, mais il est choquant de constater que, pour le romancier, le patriotism­e dangereux, c’est toujours l’affaire des autres, et que l’universali­sme de bon aloi, c’est toujours son affaire. Des mouvements indépendan­tistes démocratiq­ues — ceux du Québec, de la Catalogne et de l’Écosse en sont la preuve —, ça existe.

Quand il parle de littératur­e, Vargas Llosa est plus inspiré. Après une brillante interventi­on dans laquelle il explique que le roman raconte la vérité de la vie en mettant en scène des personnage­s qui ne la trouvent pas, Claudio Magris emprunte à son interlocut­eur sa notion d’« infirmité incurable » du monde pour dire que le roman ne guérit pas ce qui ne va pas dans la réalité, mais nous rend capables de l’affronter.

Devant ce chaos qu’est la vie, nous sommes démunis. La culture, dit Vargas Llosa, nous permet de « trouver un ordre », et le grand roman, parce qu’il exprime « la totalité, l’homme comme raison et déraison, fantaisie et histoire, réalité et irréalité, matériel autant que spirituel », est une vengeance sur les ténèbres.

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