Le Devoir

Odile Tremblay

- Cette chronique s’interrompt cinq semaines pour les vacances.

En France, je me suis laissée beaucoup porter par l’art des femmes. Après tout, c’est Titane de la Française Julia Ducournau, avec Vincent Lindon et Agathe Rousselle, qui aura remporté la Palme d’or au palmarès cannois. Le film-choc, qui provoque malaises et évanouisse­ments chez les âmes sensibles, constituai­t aussi une des propositio­ns les plus fortes et originales du cru. Cette histoire d’une tueuse en série alliée à un pompier orphelin de paternité abordait la résilience et le traumatism­e sur des images si puissantes et des interpréta­tions si intenses qu’on en ressortait babas.

Titane n’avait pas volé son laurier. Que le film ait porté une signature féminine devenait accessoire. Sa force lui valut le pactole. En 1993, La

Leçon de piano de la Néo-Zélandaise Jane Campion, seule réalisatri­ce à l’avoir précédée à ce sommet, méritait sa palme tout autant. Mais entre ses deux époques, comme le paysage artistique féminin s’est diversifié !

Désormais, bien des réalisatri­ces montent au créneau en armures et en armes. Julia Ducournau l’avait déjà prouvé en 2016 avec son précédent Grave, outrancier et radical. La dame ne fait pas dans la dentelle, travaille au lance-flamme, provoque les cris d’admiration comme les hurlements de répulsion. Tant mieux !

Par-delà les grognement­s qu’il suscite et des pots cassés, le mouvement #MoiAussi a poussé des femmes à se dépasser et la société à les considérer. Du coup, des voies anciennes se font également balayer devant leurs portes. L’art féminin du passé resurgit des boules à mites à coups d’expos thématique­s. À grand renfort de panneaux commentant les entraves au fil de l’histoire, leurs créations s’affichent, plusieurs sorties des oubliettes. Un jour, on cessera d’évoquer l’art des femmes tant elles feront leur marque partout. Nos sociétés n’en sont pas là. La preuve !

À Paris, les grands musées, avec les moyens de leurs ambitions, se fendent soudain en quatre afin de démontrer leur intérêt pour les artistes en jupon d’autrefois. Des oeuvres retrouvées avec un zèle de limier trouvent leurs cimaises. À ces exposition­s se pressent autant de visiteurs que de visiteuses. L’enjeu n’est pas de susciter chez le public l’éblouissem­ent devant chaque pièce exposée d’une créatrice phare ou méconnue, mais de sortir du placard ce que les mentalités d’hier avaient empoussiér­é. La valse des créatrices d’antan Ainsi, au Centre Pompidou, je suis allée voir Elles font l’abstractio­n, exposition consacrée aux artistes abstraites de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1980, en tableaux et en sculptures avec fenêtres ouvertes sur la danse, la photograph­ie, les arts décoratifs, le cinéma. Toutes ces créatrices n’avaient pas percé comme le firent Sonia Delaunay ou Louise Bourgeois. Ces incursions muséales en terres inconnues, dont celle de spirituali­stes du XIXe siècle aux oeuvres mystiques, troublante­s et insolites, deviennent de précieux voyages dans le temps.

Le fait que les artistes femmes de l’école du Bauhaus, créée en Allemagne en 1919, furent bientôt poussées vers un atelier de tissage, assurant d’ailleurs la survie financière de l’établissem­ent, n’avait rien d’innocent. On ne les laissait pas concurrenc­er leurs confrères sur des terrains plus diversifié­s.

Entre le salon parisien des Réalités nouvelles, fondé en 1946, qui permit à Sonia Delaunay et à la dadaïste Sophie Taeuber-Arp d’émerger, et les spectacula­ires sculptures en textile monumental­es d’artistes américaine­s et est-européenne­s, valsent les continents, les courants esthétique­s, les époques et les régimes politiques. Certaines créatrices revendiqua­ient bien haut un art féminin, d’autres refusaient de se voir définies par leur genre. Comme aujourd’hui, en somme. Nombreux furent les obstacles semés sur le chemin des dames. Et le contexte historique ayant favorisé ou mis sous le boisseau la palette de ces artistes éclaire les oeuvres exposées.

Du coup, remontant plus haut la ligne du temps, j’ai couru au Musée du Luxembourg voir en fin de parcours Peintres femmes, 1780-1830, naissance d’un combat. L’étoile de la grande portraitis­te Élisabeth Vigée Le Brun brillait déjà sous la monarchie, puis sur sa route de royaliste en exil. Reste que cette expo, où elle trône aussi, montre à quel point la Révolution française puis la Restaurati­on, avec des figures comme Constance Meyer, pourtant à l’ombre de son amant Pierre-Paul Prud’hon, ont aidé plusieurs artistes féminines à timidement émerger.

Portraits, paysages, et souvent magnifique­s scènes de genre, combien d’oeuvres de ces pionnières ont disparu ? On ne le saura jamais. Le miracle, après l’effacement de tant de traces artistique­s féminines, c’est qu’il en reste, songe-t-on avec un brin de philosophi­e.

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ODILE TREMBLAY

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