Pour ne pas perdre la carte
D’hier à aujourd’hui, les cartes sur papier ont traversé le temps au Québec. Pour ce deuxième de deux textes, Le Devoir rive ses yeux sur les cartes routières, dont on annonce la disparition depuis vingt ans. Pourtant, elles se révèlent indispensables pour visualiser l’espace qui nous dépasse.
Depuis le début des années 2000, on annonce à Louis Gobeil, de la boutique Aux quatre points cardinaux, sur la rue Ontario à Montréal, la fin des cartes routières. Pourtant, le marché des bonnes vieilles cartes en papier tient le coup, malgré l’apparition et la multiplication des téléphones intelligents munis de GPS. Même que Louis Gobeil a repris l’entreprise que ses patrons, François Damien et Sylvie Lavoie, ont fondée en 1988. « Je suis le dernier des Mohicans », dit M. Gobeil, qui a vu ses concurrents fermer les uns après les autres au fil des ans. Si tous les automobilistes ne traînent plus une carte du Québec dans le coffre à gants de leur voiture, les cartes en papier demeurent irremplaçables pour planifier un voyage, par exemple. Même que certains parcs exigent que les randonneurs disposent d’une carte en papier pour entreprendre des excursions.
« Le marché ne s’est pas transformé complètement, il s’est adapté, explique Louis Gobeil, qui vend aussi des GPS et autres appareils électroniques. Les clients se sont adaptés. Nous, on a vu ça par vague. Il y a beaucoup de personnes qui ont dit, au début : ‘‘Je me convertis à 100 % à l’électronique. ’’ Mais après, ils ont quand même continué à acheter des cartes, parce que la carte en papier a quelque chose que le téléphone intelligent n’a pas. C’est la vue d’ensemble. Les gens perdent l’approche méta. J’ai des amis qui vivent à Montréal depuis quinze ans, et je leur parle d’une rue et d’un quartier et ils ne savent pas où c’est. Quand on fréquente les cartes, on sait ces choseslà. C’est important de s’approprier le territoire. »
« Comme des enfants »
Autre avantage de la carte de papier sur le GPS : elle ne fonctionne pas à pile et donc ne tombe jamais en panne. François Damien collectionne les anecdotes de voyageurs qui ont frôlé la mort parce que leur GPS a cessé de fonctionner, ou d’aviateurs amateurs qui avaient omis d’apporter une carte en papier, alors que la loi l’exige, et dont les tablettes électroniques sont tombées en panne sous l’effet de la chaleur.
Une étude britannique, publiée dans la revue Nature Communications en 2017, a déjà démontré que l’usage excessif du GPS nuit au sens de l’orientation. « On a une représentation de la terre dans notre tête. Si on est toujours en train de se faire dire de tourner à gauche ou à droite, on n’est pas en train de naviguer sur cette représentation qu’on a dans la tête, constate Louis Gobeil. On devient comme des enfants qu’il faut tenir par la main. »
Aussi, les GPS courants, ceux que l’on retrouve notamment sur les téléphones intelligents, donnent généralement le plus court chemin entre deux points, ce qui exclut de ce fait les routes plus longues mais plus pittoresques.
« Parfois, on sait qu’il y a un autre chemin, mais on ne le voit pas sur l’écran du GPS. Pour faire de la villégiature, voir l’arrière-pays, bien des GPS sont pourris », constate M. Gobeil.
La carte comme cliché historique
Pour Patrice Ansay, collectionneur de cartes anciennes, les cartes de papier sont beaucoup plus qu’un outil de navigation. L’homme a longtemps réuni des amateurs de cartes anciennes à l’étage de son restaurant du Quartier latin de Montréal, le Pèlerin-Magellan, aujourd’hui fermé définitivement.
Cette passion lui est venue il y a une trentaine d’années, alors qu’il vivait en Afrique, puis s’est développée au Québec, notamment auprès du collectionneur et marchand David Chandler, des Cartes Anciennes Ptolémée Plus. « Je m’intéresse toujours à l’histoire du pays où j’habite, déclare-t-il. Une manière de s’intéresser à l’histoire, c’est la cartographie. Parce que la cartographie, c’est une sorte de cliché historique, à une époque où la photographie n’existait pas ».
Ce que les collectionneurs cherchent, ce sont souvent les cartes les plus anciennes, celles qui témoignent d’un passé insoupçonné des lieux qu’ils fréquentent. La carte du Québec la plus ancienne que possède Patrice Ansay a été tracée par Hubert Jaillot, en 1685. « Si je suis Français en 1685, que j’arrive à Ville-Marie et que mon désir, c’est de faire le commerce de la fourrure, il me faut une carte, et c’est celle-là », dit-il.
Au Québec, on ne sait pas avec certitude quel usage les Autochtones, ces très grands connaisseurs du territoire, faisaient des cartes avant l’arrivée des Européens. Dans un article publié dans Carto, un magazine français qui met la carte « au centre de la réflexion géopolitique », le cartothécaire de la BAnQ Alban Berson raconte cependant différents épisodes qui témoignent de cet usage. Il cite, par exemple, les relations du jésuite François Le Mercier et parle d’un wampum, cette ceinture perlée, qu’un ambassadeur iroquois aurait offert à des Algonquins de Sillery. Pour en expliquer les motifs, l’ambassadeur aurait dit : « Voilà le chemin qu’il faut tenir pour venir visiter vos amis. Voilà les lacs, voilà les rivières, voilà les montagnes et les vallées qu’il faut passer, voilà les portages et les chutes d’eau. Remarquez tout, afin que dans les visites que nous nous rendrons les uns les autres, personne ne s’égare. Les chemins seront maintenant faciles, on ne craindra plus les embuscades. »
Dès 1724, poursuit Alban Berson, un des pionniers de l’ethnographie Joseph-François Lafitau écrit à propos des Autochtones : « Ils tracent grossièrement sur des écorces ou sur le sable des cartes exactes et auxquelles il ne manque que la distinction des degrés. Ils conservent même de ces sortes de cartes géographiques dans leur trésor public, pour les consulter dans le besoin. »
La très grande majorité des cartes autochtones ont, bien évidemment, disparu avec leur support. Et aujourd’hui, longtemps après l’occupation assidue du territoire par leurs ancêtres, les jeunes Autochtones ont moins de repères pour se retrouver dans la nature, et il arrive qu’ils se perdent.
La cartographie, c’est une sorte de cliché historique, à une époque où la photographie n’existait pas
PATRICE ANSAY