Champions ET vulnérables
Il fut toujours sous-entendu qu’un esprit sain dans un corps sain permettrait aux athlètes d’atteindre les plus hauts sommets dans l’échelle de la performance. De même, le jargon sportif n’a jamais caché qu’un « mental fort » pouvait mieux soutenir l’appareil musculaire. Mais jamais, avant ces Jeux olympiques de Tokyo 2020, n’aurait-on imaginé que l’importance de la santé mentale dans l’équilibre des athlètes allait se hisser jusqu’à des hauteurs de podium, et occuper une large portion des discussions olympiques.
Il faut remercier la gymnaste américaine Simone Biles pour ce changement de paradigme. En déclarant forfait presque en plein vol et en revendiquant une blessure mentale et non physique pour expliquer son retrait percutant des JO, la vedette a provoqué un choc, suscité la réflexion, libéré la parole des athlètes. « Je me suis simplement sentie tellement perdue que ma propre sécurité était en jeu, pas seulement la médaille olympique », a affirmé ensuite ce chouchou du sport américain, dont la performance à l’épreuve de l’honnêteté et du courage restera longtemps imprimée dans les mémoires collectives. La vulnérabilité est aussi l’apanage des plus grands, et l’admettre ne les rend que plus forts.
Depuis sa confession, les langues se délient. Et la solidarité des sportifs de haut niveau ne cesse de s’exprimer. Ce n’est pas si étonnant : à des degrés divers, tous et toutes ont eu à composer avec des défaillances de l’esprit. Invités à représenter leur nation dans l’épreuve suprême des JO, plusieurs athlètes confessent ne pas pouvoir encaisser « la pression du monde entier sur leurs épaules ». Même les champions s’y sont frottés, certains aux prises avec des troubles dépressifs qui ont généré des idées suicidaires. Les psychologues sportifs, longtemps travailleurs de l’ombre, ont désormais la cote. Ils réchauffent et bichonnent le « mental » de leurs protégés comme s’il s’agissait d’une fracture, et on ne s’en émeut ou s’en étonne plus. Quelle avancée ! En leur qualité de vitrine sur le monde, les JO auront permis de braquer les projecteurs sur l’importance de traiter les blessures mentales chez les athlètes au même titre que les fractures. S’ils n’avaient permis que ça, ce serait déjà une victoire incontestée.
On subit encore les contrecoups, plus de 18 mois après ses premières manifestations, de la pandémie de COVID-19 qui s’est abattue sur la planète. Aux côtés des quelque 4 millions de morts tragiques qu’elle laisse dans son sillage, la pandémie a écorché la santé mentale des citoyens au cours de la dernière année, et ce, de manière spectaculaire. De nombreuses études ont appuyé le fait que les conséquences psychologiques de cet événement sanitaire extraordinaire seront importantes et s’étireront longtemps après la fin de l’alerte mondiale.
Soumis à des niveaux de stress déjà hors normes, les athlètes abonnés à un mode de vie ultra-séquencé ont souffert de cette période marquée par la perte totale de contrôle sur l’ensemble des paramètres de leur vie habituellement réglée au quart de tour. Ils ont subi d’importantes restrictions sur leur environnement d’entraînement, certains contraints à se couper entièrement de leur discipline pendant des mois ; ils n’ont pas pu se soumettre au calendrier habituel de compétition, incapables donc de s’exposer à la frénésie et au stress des « compés », un entraînement en soi ; ils se sont retrouvés dans une totale incertitude quant à leur avenir olympique, ce qui a constitué un stress immense ; isolés comme la planète entière, ils ont été coupés d’un réseau de soutien salutaire pour forger l’esprit, et pas seulement le corps.
On ne s’étonnera pas d’apprendre que les athlètes de haut niveau ont donc été à risque de plonger plus profondément dans l’anxiété, la dépression et les désordres alimentaires. Des études menées chez divers groupes d’athlètes d’élite dans le monde ont révélé qu’environ la moitié des sujets ont souffert de dépression pendant le confinement, une grande portion d’entre eux soumis aux effets d’un stress post-traumatique comprenant non seulement les préoccupations associées à la situation stressante, mais surtout à la totale incapacité de trouver des solutions pour y répondre.
Les athlètes canadiens n’échappent pas aux statistiques : une recherche menée à l’Université de Toronto a démontré que 41 % des athlètes s’entraînant en vue des JO de Tokyo présentaient les symptômes d’un ou plus d’un désordre de nature mentale — dépression, anxiété et troubles alimentaires. Contrairement au préjugé selon lequel la sélection en vue des olympiques pave la voie à une oasis de bonheur, on sait mieux maintenant qu’elle génère aussi une pression destructrice.
Tout cet émoi autour des maladies mentales des athlètes aura servi, espérons-le, à abattre les préjugés et à placer ces enjeux au rang des maladies à afficher pour pouvoir ensuite bien les traiter. L’élan de franchise et de transparence qui honore les athlètes comme Simone Biles sera vain si, au sein des fédérations et dans l’appareil politico-sportif, on ne s’attarde pas à bien comprendre les sources du mal et, surtout, à déployer les ressources nécessaires pour entraîner et soigner l’esprit tout autant que le corps.