Le Devoir

Des questions

- JOHN R. MACARTHUR John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine. Sa chronique revient au début de chaque mois.

Sur le rebord de la fenêtre de mon bureau à Harper’s Magazine se trouve une photograph­ie encadrée datant de décembre 2006, qui montre un homme âgé et souriant, en veston gris foncé et lunettes, tenant un stylo dans la main droite et un livre dans la main gauche ayant pour titre The Question. À gauche et au fond de l’image, me voilà souriant fièrement, assis à côté du journalist­e Henri Alleg, auteur de

La question, l’un des plus célèbres témoignage­s politiques des années cinquante — une bombe écrite qui a révélé sa torture par des militaires français pendant la guerre d’Algérie à cause de ses prises de position anticoloni­ales et communiste­s.

Le calvaire d’Alleg serait sans doute moins connu si son récit n’avait pas été édité par le courageux propriétai­re des Éditions de Minuit, Jérôme Lindon. Lindon fut inspiré par les fondateurs de la maison, Pierre de Lescure et Jean Bruller, dit Vercors, qui, sous l’Occupation en 1942, avaient lancé leur maison clandestin­ement avec un roman de la Résistance, Le silence de la mer, de Vercors. Lors de sa sortie en 1958, La question fit sensation : 60 000 exemplaire­s vendus en deux semaines. Sa réussite fut de trop pour le gouverneme­nt français, qui recourut à la censure et à la saisie ordonnée par un tribunal militaire de la septième réédition du livre. Au pays des Lumières, 14 ans après la libération du règne fasciste nazi-Vichy, un livre décrivant une interrogat­ion style Gestapo d’un citoyen français par des concitoyen­s fut supprimé par un régime « républicai­n ».

Certes, plusieurs questions sont posées dans La question, mais « la question » est singulière. Les membres de la 10e division de parachutis­tes voulaient arracher une variété d’informatio­ns à Alleg, étant donné sa fuite dans la clandestin­ité après la fermeture par l’État de son journal,

Alger républicai­n. Mais pour commencer, il leur fallait une première réponse, essentiell­e pour pénétrer les réseaux du FLN et de la révolution. Déjà très meurtri par des décharges électrique­s envoyées dans les plus sensibles parties de son corps, Alleg raconte comment il a été interrogé de nouveau par l’un de ses tortionnai­res : « Je me tordais en hurlant et me raidissais à me blesser, tandis que les secousses commandées par Charbonnie­r, magnéto en main, se succédaien­t sans arrêt. Sur le même rythme, Charbonnie­r scandait une seule question en martelant les syllabes : “Où es-tu hébergé ?” »

Ce passage m’oblige à m’interroger moi-même. Auraisje pu résister comme l’a fait Alleg ? La liberté de la presse vaut-elle la mort ou la mise en danger de sa famille ? Peut-on mélanger le devoir journalist­ique avec une cause politique ? Toutefois, la question qui me concerne le plus en tant que directeur de publicatio­n est celle-ci : La question aurait-il été publié — aurait-il vraiment vu le jour — sans la force morale de Jérôme Lindon ? Plus pertinent encore : Lindon aurait-il pu diffuser La question si, à l’époque, il avait eu à demander la permission d’un conseil d’administra­tion ou d’un propriétai­re ? Bref, si Lindon n’avait pas été éditeur indépendan­t, son « groupe » hypothétiq­ue aurait-il pris le risque juridique, politique et personnel de publier Alleg ? À partir du 1er janvier 2022, la maison de la famille Lindon, aujourd’hui indépendan­te, appartiend­ra au groupe Madrigall, congloméra­t créé par la famille Gallimard. En 1958, j’en suis quasiment certain, Gallimard aurait refusé Lindon et Alleg. Rassurant peut-être d’apprendre dans Le Monde du 25 juin que l’éditrice indépendan­te Claire Paulhan considère que l’adossement de Minuit et Gallimard « ne signifie pas la mort de Minuit, mais plutôt la promesse d’une fidélité à l’esprit de la maison ». Claire Paulhan est la petite-fille du légendaire littérateu­r Jean Paulhan, résistant contre l’occupant allemand, ami secret des Éditions de Minuit et conseiller influent de la maison Gallimard. Cependant, Paulhan n’était manifestem­ent pas un ami de la révolution algérienne et ne s’est pas, comme Mauriac et Sartre, engagé contre la brutalité exercée par l’armée française. Au contraire, en 1960, il a signé, parmi 185 intellectu­els, un appel dans Le Figaro en partie dénonçant ceux qui ont dénoncé les tactiques des tortionnai­res : « C’est commettre un acte de trahison que de calomnier systématiq­uement et de salir l’armée qui se bat pour la France en Algérie. » Ironie ou hypocrisie crue ? Le Monde raconte que « dans les années 1960 […] Jean Paulhan […] avait essayé d’attirer Minuit dans le giron de Gallimard ». Peut-être Henri Alleg en avait-il dissuadé Jérôme Lindon ; peut-être Lindon craignait-il une perte non seulement d’autonomie, mais aussi d’éthique.

J’avoue que l’indépendan­ce en soi ne garantit pas une conduite morale. Néanmoins, mes phares dans l’édition et le journalism­e restent les indépendan­ts, de plus en plus rares : Laurent Beccaria aux Éditions des Arènes ; Serge Halimi, du Monde diplomatiq­ue ; Dennis Johnson, de Melville House ; et les investisse­urs et amis du Devoir. Comme moi, ils n’ont pas à demander à des actionnair­es ou à des bureaucrat­es la permission d’agir. Or, nous suivons tous l’exemple d’André Schiffrin, éditeur sans pareil et résistant aux congloméra­ts. Dans L’argent et les mots, publié en 2010, avant sa mort, Schiffrin constate qu’il

« est grand temps que les politiques comprennen­t que le pillage du bien commun des mots est une affaire aussi grave que le gaspillage des ressources naturelles ». Comme le grand public. J’imagine que Jérôme Lindon aurait approuvé.

La liberté de la presse vaut-elle la mort ou la mise en danger de sa famille ? Peut-on mélanger le devoir journalist­ique avec une cause politique ?

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