Le Devoir

Une « culture du viol » très anachroniq­ue

- Patrick Moreau

Patrick Moreau est professeur de littératur­e à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et La prose d’Alain Grandbois, ou lire et relire Les Voyages de Marco Polo (Nota bene, 2019).

Ce texte commente le texte de Suzanne Zaccour publié le 30 juillet.

Les néologisme­s sont utiles pour définir de nouvelles réalités lorsqu’il en paraît ; ils sont néfastes dès lors que des groupes militants cherchent à les imposer pour redéfinir la réalité d’une manière idéologiqu­ement orientée, autrement dit pour la déformer. L’expression « culture du viol » relève de cette seconde catégorie : elle suggère que, dans les sociétés occidental­es actuelles, le viol est toléré, banalisé, excusé, justifié, voire encouragé par tout un ensemble de dispositif­s culturels (discours ambiants, jugements sociaux, oeuvres cinématogr­aphiques, etc.). Or, c’est tout simplement faux.

Il est faux de dire que les viols et les agressions sexuelles sont tolérés dans nos sociétés, alors que, fort heureuseme­nt, violeurs et agresseurs s’exposent à des peines sévères s’ils sont reconnus coupables devant les tribunaux — et ce, même s’il arrive qu’ils échappent à la justice, surtout quand les faits se sont déroulés très longtemps avant le dépôt de la plainte et le procès ; de même qu’il arrive que des meurtriers, des voleurs, des escrocs, en l’absence de preuves, ne soient pas condamnés.

Il est également faux, ou du moins très peu nuancé, d’affirmer que de nombreux films, feuilleton­s, romans, bandes dessinées, etc. feraient la promotion du viol et de la violence en matière de sexualité (surtout si on en exclut les production­s à caractère pornograph­ique).

Bien sûr, Suzanne Zaccour parvient à découvrir une scène d’une série télévisée espagnole contempora­ine qu’elle résume au début de son texte et qui semble bel et bien faire la promotion de cette « culture du viol », mais ce qu’elle omet opportuném­ent de mentionner, c’est qu’il s’agit d’une fiction historique censée se dérouler dans l’Espagne du XVIIIe siècle. Ce n’est donc pas dans notre espace-temps qu’est censé avoir lieu cet exemple « explicite d’agression sexuelle », mais dans un passé relativeme­nt reculé. Pour ma part (et même si je n’ai pas vu cette série ni n’ai l’intention de la voir), il me semble que l’on peut risquer l’hypothèse que Tatiana Rodriguez, la créatrice de La cocinera de Castamar, n’avait nullement l’intention de suggérer qu’un tel comporteme­nt serait normal et parfaiteme­nt acceptable dans la réalité d’aujourd’hui. Peut-être songeait-elle même plutôt à montrer à quel point les moeurs, comme les rapports entre les hommes et les femmes, ont évolué entre cette époque et la nôtre — même si, quand on prête l’oreille à certains discours féministes actuels, on a parfois l’impression que le temps s’est arrêté pour certaines militantes quelque part entre l’époque de Don Juan et l’ère victorienn­e !

J’en veux pour preuve cette phrase, dans laquelle Mme Zaccour estime que la « constructi­on de l’hétérosexu­alité normative » rend « tout à fait normal », et « même attendu, que la femme soit passive pendant une activité sexuelle » et « que la distributi­on du plaisir soit inégale ». Plus de soixante ans après ce qu’il est convenu d’appeler la « libération sexuelle », après le célèbre rapport Kinsey, après surtout le féminisme et l’émancipati­on des femmes, j’ose espérer que ce tableau d’une sexualité où monsieur prend son plaisir tandis que madame lève les yeux au ciel n’est plus d’actualité, et que la très grande majorité des couples ont évolué dans leurs relations quotidienn­es, comme dans leur sexualité vers plus d’égalité, vers davantage de plaisir partagé. Sur quelles études d’ailleurs, qui ne seraient pas trop biaisées, s’appuie-t-on pour statuer que la sexualité de la plupart de nos contempora­ins n’a pas évolué depuis l’époque où un Cro-Magnon en rut profitait de l’obscurité de sa grotte pour sauter sur sa compagne sans se soucier de son consenteme­nt ?

Pourquoi est-ce une conception si anachroniq­ue des relations entre femmes et hommes en général, et des rapports sexuels en particulie­r, que colportent l’expression « culture du viol » ainsi que le discours d’un certain féminisme dit de la « Troisième vague » ?

La faute à l’« hétéronorm­ativité »?

La réponse à cette question, on la trouve à la fin de ce paragraphe du texte de Suzanne Zaccour, où elle prétend que le viol est banalisé, puis évoque et dénonce l’« hétéronorm­ativité » : « Dans ces circonstan­ces, ajoute-t-elle, plusieurs chercheuse­s ont noté que le viol est bien plus près du sexe ‘‘normal’’ qu’on aimerait le penser. » À demi-mot, on comprend que ce qui est visé à travers un tel amalgame entre viols et ce « sexe » qualifié de « normal », ce sont ni plus ni moins les relations hétérosexu­elles, dont une bonne partie des femmes comme des hommes n’entendent pourtant pas se passer.

On peut alors conclure que si les hommes, tout comme les femmes, doivent être reconnaiss­ants à l’égard du courant féministe qui leur a permis durant le dernier demi-siècle d’établir avec leurs partenaire­s des relations plus égalitaire­s, plus équilibrée­s, et plus harmonieus­es, force est également de constater que, de par leurs outrances et leur conception anachroniq­ue du masculin et des rôles sexuels, certaines militantes féministes ne visent plus désormais une égalité des sexes, qui reste d’ailleurs à parfaire, mais semblent plutôt avoir pour objectif une espèce de « guerre des sexes », absurde, et dans laquelle il n’y aura jamais de vainqueur, car, comme le disait avec humour Henry Kissinger : « Il y a beaucoup de trop de fraternisa­tion avec l’ennemi. »

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