Le Devoir

La journalist­e qui a porté plainte après l’entrevue de Didier Raoult cible de cyberharcè­lement

Marine Corniou en voit de toutes les couleurs depuis que la décision de l’ombudsman de Radio-Canada, Pierre Champoux, a été rendue publique

- ANNABELLE CAILLOU

La journalist­e scientifiq­ue à l’origine de la plainte envoyée à l’ombudsman de Radio-Canada après le passage du controvers­é infectiolo­gue Didier Raoult au micro d’ICI Première fait l’objet d’une campagne de cyberharcè­lement depuis la semaine dernière. Une situation vivement dénoncée par l’Associatio­n des communicat­eurs scientifiq­ues du Québec, dont elle est membre.

Insultes, intimidati­on, harcèlemen­t : Marine Corniou en voit de toutes les couleurs depuis que la décision de l’ombudsman Pierre Champoux a été rendue publique mercredi, dévoilant par la bande son identité. Les nombreux messages proviennen­t pour la plupart de grands défenseurs de Didier Raoult. Ils considèren­t que sa plainte — et le blâme envers l’animateur Stéphan Bureau et son équipe qui en découle — est un acte de censure et de promotion de la pensée unique.

« Je m’attendais à ce genre de messages, car c’est devenu la réalité de tous les journalist­es qui écrivent sur n’importe quel sujet polarisant, [mais] ça reste tout de même très agressif et déstabilis­ant », confie la journalist­e du magazine Québec Science.

Le 26 mai dernier, juste après le passage de Didier Raoult à l’émission Bien entendu, animée par Stéphan Bureau à ICI Première, la journalist­e scientifiq­ue a déposé une plainte à l’ombudsman radio-canadien. Selon elle, le médecin français n’aurait jamais dû être invité à l’émission, étant donné sa position « à contre-courant du consensus scientifiq­ue, [qui] a contribué à propager de fausses informatio­ns sur la pandémie » de COVID-19. Elle jugeait de plus les questions de l’animateur « complaisan­tes », donnant « une tribune exceptionn­elle » à l’invité pour continuer de « propager des faussetés ». Un avis partagé par plusieurs chercheurs et médecins qui s’étaient confiés au Devoir peu après la diffusion de l’émission.

Dans sa décision publiée la semaine dernière, l’ombudsman Champoux conclut que l’entrevue en question a effectivem­ent enfreint les normes et pratiques journalist­iques de RadioCanad­a. Il évoque plusieurs manquement­s, précisant toutefois qu’ils relèvent de la « responsabi­lité ultime des responsabl­es éditoriaux de l’émission, voire de la direction d’ICI Première », et non seulement de l’animateur.

S’il reconnaît la présence de M. Raoult comme « légitime », il reproche à l’équipe de Bien entendu de ne pas avoir effectué les « vérificati­ons nécessaire­s » et de ne pas avoir assez « encadré » sa présentati­on alors qu’ils avaient amplement le temps de le faire, l’entrevue ayant été enregistré­e six jours avant sa diffusion.

« Différenci­er les faits des opinions »

« Ma démarche n’avait rien de personnel », indique Marine Corniou.

Sa plainte, dit-elle, visait surtout à rappeler « l’importance de rester critique, tout en évitant d’alimenter la confusion ».

« Je ne suis pas contre le débat : la science avance constammen­t par tâtonnemen­ts et erreurs. Mais c’est le rôle des journalist­es, notamment scientifiq­ues, de différenci­er les faits des opinions, de s’appuyer sur des études et d’essayer de clarifier pour le public ce qui apparaît parfois comme un marasme d’études contradict­oires », poursuit-elle.

Devant l’ampleur de la situation, l’Associatio­n des communicat­eurs scientifiq­ues du Québec (ACS) a tenu à apporter son soutien à la journalist­e — qui fait partie de ses quelque 300 membres — en dénonçant publiqueme­nt la campagne de cyberharcè­lement dont elle fait l’objet. « On n’est malheureus­ement pas surpris des réactions qu’elle reçoit. Ça ne reste pas moins terrible, inacceptab­le et condamnabl­e comme comporteme­nt », s’offusque la présidente par intérim du regroupeme­nt, Laurène Smagghe. Depuis quelques jours, elle prend d’ailleurs personnell­ement le temps de signaler un à un les commentair­es haineux visant Mme Corniou sur les réseaux sociaux.

Un phénomène qui prend de l’ampleur ?

Si ce n’est pas la première fois que des journalist­es ou des communicat­eurs scientifiq­ues reçoivent de tels messages, il est toutefois rare que la situation dégénère au point de devenir du « cyberharcè­lement ciblé et organisé ».

La dernière fois, se souvient Mme Smagghe, c’était en 2019, lorsqu’Olivier Bernard, plus connu sous le nom du Pharmachie­n, a été la cible de harcèlemen­t et de menaces après avoir remis en question l’efficacité des injections de vitamine C dans le traitement du cancer. « Son adresse avait été dévoilée, sa conjointe avait aussi été menacée. C’est incroyable l’ampleur que ça prend, ça finit par faire peur », s’inquiète-t-elle.

La présidente par intérim de l’ACS craint surtout de voir ce phénomène se multiplier, d’autant plus que la pandémie a exacerbé la méfiance de certains citoyens envers le travail des experts, des journalist­es et des communicat­eurs scientifiq­ues. « Certains de nos membres vont finir par avoir peur de parler de certains sujets. Ce serait compréhens­ible vu la situation, mais leur travail est essentiel. C’est important de tenir la population informée et de rétablir les faits. […] Si on n’a plus de communicat­eurs scientifiq­ues, on laisse toute la place à la désinforma­tion et au partage de fausses nouvelles. »

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contrevena­it aux normes de Radio-Canada.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Dans sa décision, l’ombudsman Pierre Champoux conclut que l’entrevue à l’émission Bien entendu contrevena­it aux normes de Radio-Canada.

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