Le Devoir

Entre liberté et responsabi­lité

- BRIAN MYLES

Le gouverneme­nt Trudeau a réitéré son intention de mettre les réseaux sociaux au pas, en annonçant la tenue d’une consultati­on publique pour recueillir des propositio­ns visant à « créer un environnem­ent numérique sûr, inclusif et transparen­t ». Cette énième « conversati­on » des libéraux servira surtout à canaliser la grogne et la méfiance que susciteron­t inévitable­ment ses intentions de purifier l’air sur les réseaux sociaux. S’ils sont réélus, les libéraux ont l’intention de s’attaquer de front aux contenus faisant l’apologie du terrorisme, à ceux incitant à la violence, aux discours haineux, au partage non consensuel d’images intimes et à l’exploitati­on sexuelle des enfants en ligne. Les réseaux disposerai­ent de 24 heures pour retirer tout contenu illégal de leurs plateforme­s et signaler les contenus de nature criminelle aux autorités. Les plateforme­s seraient dans l’obligation de modérer leurs contenus avec plus de rigueur, au risque d’écoper d’amendes salées. Le régime proposé reposerait sur la surveillan­ce de trois organismes chapeautés par une nouvelle Commission de la sécurité numérique du Canada. Aucun pays, à part les régimes oppressifs et les dictatures, n’est allé aussi loin dans l’encadremen­t des plateforme­s numériques.

Le gouverneme­nt a de bonnes raisons d’encadrer les plateforme­s. S’appuyant sur une définition élastique à l’excès du concept de la « neutralité du Net », celles-ci n’ont pas su être à la hauteur des attentes du public quant à la modération des contenus illicites. Les sites pornograph­iques comme Pornhub ne se discipline­ront jamais par eux-mêmes, l’appétit du profit l’emportant sur la décence la plus élémentair­e dans le commerce du sexe. Il est temps que le gouverneme­nt rappelle que les dispositio­ns du Code criminel s’appliquent aussi en ligne.

Dans les derniers mois, les entreprise­s du GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ont amorcé un examen de conscience d’une intensité variable selon les joueurs en question, afin de répondre aux attentes désormais plus élevées de la société civile et des élus en termes de responsabi­lité sociale. Mais que vaudra le nouvel ordre si des entreprise­s commercial­es départagen­t par elles-mêmes, à partir de critères flous et évolutifs, les contenus permis des contenus prohibés ? Les incohérenc­es des décisions arbitraire­s prises par les plateforme­s à des fins commercial­es resteront toujours pires que l’encadremen­t de l’État, pour autant que les interventi­ons législativ­es demeurent circonscri­tes et respectueu­ses du droit à la liberté d’expression.

[Les plateforme­s numériques] génèrent de la valeur en captant notre attention pour des contenus. Qu’ils soient dérangeant­s, polarisant­s ou blessants pour la dignité des personnes importe moins que le temps d’engagement.

Notre chroniqueu­r Pierre Trudel, membre du comité de révision de la loi sur la radiodiffu­sion, a bien résumé la vacuité du laisser-faire en matière d’encadremen­t des plateforme­s. Elles génèrent de la valeur en captant notre attention pour des contenus. Qu’ils soient dérangeant­s, polarisant­s ou blessants pour la dignité des personnes importe moins que le temps d’engagement. Ceux qui s’inquiètent des dérives liberticid­es du gouverneme­nt Trudeau devraient prendre un pas de recul et se préoccuper, comme le professeur Trudel, de la surveillan­ce des entreprise­s de commerce numérique. Elles consoliden­t chaque jour leur monopole sur les données de leurs usagers. Elles n’ont de comptes à rendre à personne, sauf à leurs actionnair­es. « On s’inquiète des moindres projets des autorités publiques d’imposer des règles aux activités en ligne, mais on accepte quotidienn­ement que les entreprise­s qui dominent Internet régulent nos vies connectées », fait-il remarquer.

Cela étant dit, la consultati­on publique pourrait générer des recommanda­tions au potentiel liberticid­e. Des groupes issus des minorités, de même que les leaders religieux, sont susceptibl­es d’insuffler à la conversati­on les interdits portés par la rectitude politique du moment. Le gouverneme­nt a d’ores et déjà indiqué qu’il souhaitait arrimer la définition de discours haineux à celle prévue dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, en se basant aussi sur la jurisprude­nce à ce sujet. Nous assistons à de vives remises en question de la liberté d’expression par certains leaders pour qui la critique raisonnée de l’Islam relève automatiqu­ement de l’islamophob­ie. De même, remettre en question les politiques de l’État d’Israël à l’égard des Palestinie­ns peut vite vous valoir une accusation trop facile d’antisémiti­sme dans certains cercles.

Mettre au pas les réseaux sociaux ? Oui, mais à condition de s’en tenir aux comporteme­nts de nature criminelle, et non aux propos blessants ou dérangeant­s. Une société libre et pluraliste se doit de préserver une conception large de la liberté d’expression. Tout en bannissant le discours haineux, l’incitation au terrorisme et l’exploitati­on sexuelle, il faudra s’assurer que le nouveau cadre encourage encore la liberté de critiquer, d’exprimer sa dissidence et sa désapproba­tion des idées et courants dominants, qu’ils soient majoritair­es ou minoritair­es dans le débat public.

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