La guerre, cette chose qui fait mal
Ou comment Il était une guerre, du réalisateur Louis Portugais, raconte la vie d’un héros québécois, de sa peur d’être conscrit à son courage sur la ligne de front
Un film historique explore toujours deux époques à la fois : celle du récit qu’il porte à l’écran et celle de son tournage. Parfois, le présent de ce passé s’y invite avec une acuité plus grande que la reconstitution elle-même. Dans le cadre de la série « La leçon d’histoire du cinéma québécois », des historiens de toutes les générations ont convergé vers la Cinémathèque québécoise, invités à revisiter une production à caractère historique tournée entre 1957 et 1979. Cette semaine, on se penche sur Il était une guerre (1959), de Louis Portugais, une des rares fictions québécoises à présenter les exploits, les peurs et les blessures des soldats canadiens-français sur les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale.
Bien avant Les Plouffe (1981), de Gilles Carle, ou Bonheur d’occasion, de Claude Fournier (1983), des productions furent scindées pour servir deux publics : celui du cinéma et celui de la télévision. À la fin des années 1950, le procédé existait déjà alors que l’Office national du film et Radio-Canada collaboraient de façon plus soutenue. C’est ainsi que la série Les Brûlés (1957), de Bernard Devlin, mettant en vedette Félix Leclerc, fut remaniée — et surtout abrégée — pour le cinéma, de même qu’Il était une guerre (1957), de Louis Portugais. Proposé en version long métrage en 1959, il condensait quatre des cinq épisodes de la série, d’où les ellipses temporelles abruptes et parfois étonnantes.
Mais ce qui étonne le plus dans cette production mettant en vedette Aimé Major, Hélène Loiselle, Guy L’Écuyer, Paul Berval et Mariette Duval, c’est le choix, intrépide, d’évoquer la Seconde Guerre mondiale non seulement dans les cuisines et les tavernes… mais sur la ligne de front. Comme dans quelques films québécois après lui, le sujet de la conscription est sur toutes les lèvres, mais on y voit aussi des hommes qui, par idéal ou par dépit, prennent les armes pour défendre leur pays, mais aussi pour soigner leur ego écorché.
En juillet 1940, la fierté de Marcel (Aimé Major) est mise à mal. Ce célibataire sans envergure est pressé par sa mère de prendre femme pour échapper à l’inscription des hommes non mariés dans les rangs de l’armée canadienne, et éventuellement à la participation aux combats en Europe. Son frère Roger (Jean-Claude Robillard), chômeur, reste sourd aux supplications de leur mère et décide de s’enrôler. Quant à Marcel, il finit par céder aux avances d’une voisine d’allure austère, Monique (Hélène Loiselle), avec qui il signe une union malheureuse et dysfonctionnelle. En 1943, maintenant parmi les soldats du Royal 22e Régiment, Marcel participe à la campagne d’Italie, dont l’objectif est de faire reculer les troupes allemandes, du sud vers le nord.
Pour explorer ce singulier film de guerre, Le Devoir a rencontré Sébastien Vincent, historien, auteur d’Ils ont écrit la guerre et de Laissés dans l’ombre, Les Québécois engagés volontaires de la guerre 39-45, publiés chez VLB, et éditeur du site Le Québec et les guerres mondiales.
Disons-le d’emblée : j’aurais aimé discuter avec vous de Partis pour
la gloire (1975), de Clément Perron, mais ce film sur des Québécois cachés en forêt pour éviter la conscription est pratiquement introuvable. Mais vous avez déniché cette production de Louis Portugais (1932-1982), un cinéaste tombé dans l’oubli.
Ni vous ni moi ne l’avions vu, ce qui prouve que la Seconde Guerre mondiale et ses représentations constituent un continent inépuisable. Je travaille sur cette époque depuis 30 ans, et je découvre encore des choses. Ce qui m’a interpellé dans Il était une guerre, c’est qu’il est en partie consacré à des opérations sur le terrain. Non seulement c’est rarissime dans le cinéma québécois, mais Portugais décrit la campagne d’Italie, une campagne oubliée en partie à cause du cinéma américain, qui a plutôt mis l’accent sur le débarquement et la campagne de Normandie dès Le jour le plus long (The
Longest Day, 1962), comme s’il n’y avait rien eu avant. Or, cette campagne, c’était le prélude à la libération de l’Europe.
Lors d’une scène de combat, un soldat lance que l’Italie « ressemble à la Beauce » ! Et quand on sait que ces séquences furent effectivement tournées en Beauce, c’est plutôt ironique. Mais ça illustre aussi l’ambition du cinéaste malgré la modestie de ses moyens.
C’est à la fois un film sur la guerre, car le sujet est omniprésent dans le récit, et un film de guerre. Malgré les libertés prises avec l’histoire, Portugais réussit à reconstituer la campagne d’Italie avec un mélange d’archives, d’images de fiction et de figurants issus du Royal 22e Régiment, qui avait d’ailleurs participé aux opérations à l’époque. En tout, plus de 92 000 soldats canadiens ont pris part à cette campagne entre juillet 1943 et février 1945. Le but était de repousser l’armée allemande, qui avait bâti tout au long de l’Italie des lignes de défense très difficiles à traverser. Ce fut une campagne éprouvante : la chaleur, la poussière (qui enrayait les armes et les chars d’assaut), le matériel traîné à dos d’âne, les maladies comme la dysenterie, le froid, la boue, etc.
Le film n’est pas aussi avare de détails et de descriptions minutieuses, mais réussit-il à transmettre l’intensité de l’expérience de la guerre ?
On voit beaucoup d’aspects de la vie au front, et une très grande importance est accordée au courrier, dont celui du pays que les militaires attendent. Il y a une scène très révélatrice où Marcel écrit à Monique qu’il vit l’enfer, pour ensuite déchirer la feuille et dire à quel point l’Italie est un beau pays. L’armée exerçait une censure postale, mais il y avait aussi de l’autocensure : les militaires ne souhaitaient pas raconter ce qu’ils vivaient.
La majorité du film se déroule tout de même au Québec. Êtesvous convaincu par la façon dont on décrit le climat politique et social de l’époque ?
Oui, malgré les raccourcis. Le récit débute par des bandes d’actualités au cinéma qui font référence à la bataille d’Angleterre. Par la suite, beaucoup d’informations sont transmises par la radio, le média qui a occupé le plus de place pendant la Seconde Guerre mondiale.
On sent aussi les réminiscences de tous les traumatismes de la crise de la conscription de 1917 ; la blessure était encore vive, ça faisait à peine 20 ans. La mère de Roger et de Marcel porte ce discours anti-conscription, celui du repli sur soi et de la cellule familiale, mais ses garçons vont prendre des chemins différents. Roger ne participera pas à la course aux mariages — le film présente des scènes hilarantes, comme celle où les célibataires cherchent des femmes à marier dans un bottin téléphonique ! —, va s’enrôler et mourir au combat. Cet élément est d’ailleurs complètement escamoté dans le film. Quant à Marcel, même s’il est marié, on comprend qu’il s’est enrôlé, parce que si Mackenzie King, alors premier ministre du Canada, a obtenu son plébiscite en 1942 pour se dégager de sa promesse de ne pas imposer la conscription, elle est devenue obligatoire seulement en novembre 1944. Et Marcel débarque en Italie en 1943. Et de figure sans envergure, il va devenir un véritable héros, vengeant de manière spectaculaire un ami tué par les Allemands. Lors de son retour à la vie civile, il passe par de multiples phases, de l’euphorie au découragement, avec un fort penchant pour l’alcool. Cette trajectoire vous semble-t-elle crédible ? Ça ne s’appelait pas encore le syndrome de stress post-traumatique — ce fut nommé ainsi après la guerre du Vietnam. À l’époque, on parlait de « battle fatigue ». Dans le film, on la voit autant avec le personnage de Guy L’Écuyer qui fige de peur pendant un combat, qu’à travers les cauchemars de Marcel. J’ai parlé à plusieurs vétérans de la Seconde Guerre mondiale qui m’ont dit que pendant quelques jours ou quelques semaines, ils étaient les héros de leur patelin. Ils sont ensuite retombés dans l’anonymat, et devaient intégrer une société qui avait évolué pendant leur absence. Malgré les programmes de réinsertion, les traumatismes étaient toujours présents. Un vétéran qui avait servi en Angleterre, en Normandie, en Belgique et en Hollande s’était fait dire : « Get a
pill and take a job. » Alors, même si on peut avoir des réserves sur le plan esthétique, je trouve que le film brosse un portrait réaliste.
Ce qui m’a interpellé dans
Il était une guerre, c’est qu’il est en partie consacré à des opérations sur le terrain. Non seulement c’est rarissime dans le cinéma québécois, mais [Louis] Portugais décrit la campagne d’Italie, une campagne oubliée en partie à cause du cinéma américain, qui a plutôt mis l’accent sur le débarquement et la campagne de Normandie.
SÉBASTIEN VINCENT