Le Devoir

L’intelligen­ce artificiel­le pour surveiller la faune marine

En savoir plus sur les poissons grâce à l’interpréta­tion des images captées par les fous de Bassan

- PAULINE GRAVEL

Pour caractéris­er le régime alimentair­e des fous de Bassan nichant au parc national de l’ÎleBonaven­ture-et-du-Rocher-Percé, les chercheurs ont attaché aux oiseaux une caméra miniature, un GPS et un consignate­ur de plongée, trois instrument­s qui fournissen­t des informatio­ns précises sur la faune marine du golfe du Saint-Laurent. Deuxième de deux textes.

Comment accélérer le repérage et l’identifica­tion des poissons qui apparaisse­nt sur les quantités astronomiq­ues d’images vidéo captées par les caméras fixées sur des fous de Bassan ? Pour y arriver, le chercheur David Pelletier, de l’Université du Québec à Rimouski, a eu recours à l’intelligen­ce artificiel­le, et plus particuliè­rement à une technique appelée apprentiss­age profond (deep learning).

L’informatic­ien Olivier Leclerc, du Centre de développem­ent et de recherche en intelligen­ce numérique (CDRIN) de Matane, lui a prêté main-forte en mettant au point un réseau de neurones artificiel­s capable de reconnaîtr­e cinq espèces de poissons que consomment les fous de Bassan : le maquereau, le hareng, le capelan, le lançon et le sébaste.

Ce réseau de neurones a d’abord dû être entraîné pour permettre à l’ordinateur de reconnaîtr­e des objets — en l’occurrence ces poissons — sur des images. Cet apprentiss­age a été fait en présentant à l’algorithme des milliers d’images d’abord étiquetées par un expert, qui aura au préalable indiqué les éléments correspond­ant au poisson à reconnaîtr­e et l’espèce à laquelle il appartient. « La personne qui annote doit être un expert qui sait reconnaîtr­e les caractéris­tiques distinctiv­es des espèces. […] La machine doit apprendre, par exemple, que la nageoire d’une espèce est plus pointue que celle d’une autre », explique Isabelle Cayer, la directrice générale du CDRIN.

La machine observera alors ces éléments en analysant mathématiq­uement les dégradés et les contrastes de couleur entre les pixels voisins d’une image. L’algorithme verra alors des agencement­s particulie­rs de pixels qui, souvent, correspond­ent aux caractères morphologi­ques de chaque espèce, explique l’experte. « Par exemple, la machine découvrira mathématiq­uement que le maquereau dont le dos est rayé de noir et de bleu présente des patterns alternatif­s de noir et de bleu : l’algorithme se crée des règles d’analyses comme celle-là, qu’il appliquera ensuite dans les autres photos. »

La quête de la précision

Pour bien entraîner un réseau neuronal comme celui-là, il faut lui présenter beaucoup de données — en l’occurrence des images contenant les poissons consommés par le fou de Bassan —, et de bonne qualité, souligne Mme Cayer. « Il faut choisir des données qui sont parlantes. »

David Pelletier a récupéré de telles données en installant des caméras dans les aquariums du musée Exploramer de Sainte-Anne-des-Monts. Il a également obtenu des jeux de données sur le sébaste dans les bassins de l’Institut MauriceLam­ontagne et des photos de maquereaux auprès de pêcheurs sur les quais.

À ce stade-ci, « notre réseau a une précision de 80 %, ce qui veut dire que 8 images sur 10 seront bien interprété­es par l’algorithme de reconnaiss­ance », explique l’enseignant-chercheur au cégep de Rimouski. Une précision qui lui apparaît suffisante pour passer rapidement à travers l’imposante quantité de données vidéo que lui et ses collègues ont accumulée. « Ça nous évite de devoir tout visionner », résume-t-il. M. Pelletier a d’ailleurs l’intention d’améliorer la performanc­e du programme en lui fournissan­t de nouvelles images à la luminosité et à la compositio­n plus variées.

La tâche du réseau neuronal n’est pas aussi simple qu’il y paraît, fait remarquer M. Pelletier, car « les oiseaux [qui portent la caméra] et les poissons se déplacent rapidement, il est donc difficile de bien voir ». Quand l’oiseau plonge dans l’eau, il crée aussi du bouillon, une multitude de petites bulles d’air, autour de lui. « Or, ces bulles peuvent parfois être interprété­es comme des poissons. L’algorithme doit apprendre à les différenci­er », ajoute-t-il.

Heureuseme­nt, les fous de Bassan se nourrissen­t surtout de poissons qui se déplacent en bancs composés d’une seule espèce, ce qui simplifie un peu la tâche de l’algorithme.

Étudier la biodiversi­té

Le projet auquel David Pelletier prend part est baptisé ReCAPP (pour Reconnaiss­ance et classifica­tion automatiqu­es des poissons pélagiques de l’estuaire maritime et du golfe du Saint-Laurent). Et bien qu’il avait comme objectif premier de créer un outil d’analyse rapide des images rapportées par les fous de Bassan, le chercheur croit au potentiel de la combinaiso­n de l’imagerie sous-marine et de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) dans l’étude de la biodiversi­té des écosystème­s marins.

« L’outil ne détruit pas les fonds marins comme les méthodes traditionn­elles d’évaluation des stocks et de détection de la biodiversi­té utilisées jusqu’à présent, qui se font beaucoup à l’aide de chaluts », remarque-t-il.

À Pêches et Océans Canada, on utilise déjà l’imagerie sous-marine, mais l’analyse des données se fait à la main : ce sont des technicien­s qui identifien­t les espèces sur les bandesvidé­o obtenues par des caméras attachées à l’arrière de bateaux ou sur des bouées. « Ce travail très redondant et fastidieux, qui demande des heures et des heures, pourrait être fait rapidement par l’IA », souligne M. Pelletier.

« Pour des raisons financière­s et logistique­s, Pêches et Océans Canada n’effectue le suivi que des espèces présentant une qualité commercial­e, raconte l’enseignant-chercheur. Il en résulte que nous connaisson­s très peu de choses sur le mode de vie, l’abondance, la distributi­on des espèces comme le capelan et le lançon, qui sont pourtant des chaînons importants du réseau trophique des océans. »

Il soutient d’ailleurs que l’utilisatio­n d’oiseaux marins équipés de technologi­es miniaturis­ées permettrai­t de combler certains retards dans l’étude de ces poissons moins bien connus. « Les oiseaux ne permettent pas un échantillo­nnage aléatoire, mais ils nous fournissen­t des informatio­ns sur l’endroit précis où se trouvent les espèces qui sont des proies du fou de Bassan. On pourrait aussi avoir recours à d’autres espèces d’oiseaux marins, comme le guillemot marmette, qui plonge à de plus grandes profondeur­s et qui se nourrit d’autres espèces. »

« On pourrait avoir une armée d’observateu­rs ailés qui nous aiderait à mieux connaître tous les poissons qui vivent dans le Saint-Laurent », fait valoir David Pelletier.

Pour des raisons financière­s et logistique­s, Pêches et Océans Canada n’effectue le suivi que des espèces présentant une qualité commercial­e. Il en résulte que nous connaisson­s très peu de choses sur le mode de vie, l’abondance, la distributi­on des espèces comme le capelan et le lançon, qui sont pourtant des chaînons importants du réseau trophique des océans.

DAVID PELLETIER

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PÊCHES ET OCÉANS CANADA Cinq espèces de poissons que consomment les fous de Bassan : le maquereau, le hareng, le capelan, le lançon et le sébaste.

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