J’ai vu le public japonais Connaisseur et discipliné
Situé dans la préfecture de Shizuoka, à deux heures et demie de route au sud-ouest de Tokyo, le vélodrome d’Izu est l’un des rares sites de compétition qui accueille des spectateurs — à raison de 50 % de sa capacité, pour un maximum de 10 000 personnes. Pour les journalistes basés à Tokyo, il fallait prendre un autobus spécial qui, pour des raisons tout aussi obscures que cruelles, partait de la capitale à 5 h du matin, alors que les compétitions au vélodrome ne devaient pas commencer avant 15 h 30, et ne revenait à la maison qu’à 1 h 30 du matin le lendemain, soit plus de 6 heures après la fin de journée de travail des pistards.
Le voyage a malgré tout bien commencé pour nos infortunés et endormis reporters, le célèbre mont Fuji faisant son apparition au détour d’un virage dans toute splendeur, mais sans sa non moins célèbre neige au sommet. Il régnait déjà une atmosphère de fête à l’extérieur du vélodrome d’Izu deux heures avant le début des compétitions. Des dizaines de personnes faisaient la file devant le petit kiosque qui vendait casquettes, épinglettes et autres produits dérivés aux couleurs des Jeux. Les gens se faisaient prendre en photo dans les marches du vélodrome avant d’y entrer. À l’accueil, on distribuait de petits éventails de papier et des écharpes roses à agiter dans les estrades.
« C’est notre fils qui a gagné le droit d’avoir des billets et qui nous les a offerts l’an dernier », dit dans un anglais hésitant un monsieur à la tête grise accompagné de sa femme. Si le couple n’a jamais douté qu’il pourrait profiter de son cadeau un an plus tard, il a eu peur de perdre son privilège à la dernière minute lorsque le gouvernement a annoncé qu’on réduirait de moitié le nombre de spectateurs admis et que les autres seraient remboursés. « Nous avons gagné deux fois. Nous sommes très chanceux. »
Non loin de là, un autre couple confie son appareil photo à une bénévole pour qu’elle les immortalise devant les anneaux olympiques avec leur fils de 11 ans, Haruo. « On habite près de Tokyo. On tenait à voir de la course cycliste, dit la mère au nom de toute la famille. Malheureusement, on est tombé sur une journée où il n’y a pas de keirin et où il n’y a pas de coureurs japonais non plus. Mais Haruo est très excité quand même. »
Au centre de la piste, nos spectateurs pouvaient voir les athlètes et leurs équipes en train de se réchauffer et d’apporter les derniers ajustements à leurs montures. Dans un coin, il y avait aussi des journalistes à leurs ordinateurs ou faisant le pied de grue dans la zone mixte prévue pour les brèves entrevues avec les coureurs.
Sur la piste de 250 mètres de long dont les virages montent à un angle hallucinant de 45 degrés, les coureurs filaient à toute allure dans le doux bruit du roulement de leurs vélos sur les lattes de bois blanc. Tout à leur effort et à leur douleur, ils laissaient tout au plus échapper, parfois, un cri d’encouragement à leurs coéquipiers au moment de leur passer la gouverne de la course aux épreuves de poursuite et de vitesse par équipe.
Discipliné, le public s’est prêté à tous les petits jeux que l’animateur de foule avait prévus pour chauffer la salle avant le début des épreuves. Une fois que les choses sérieuses ont commencé, on l’a entendu systématiquement applaudir chaque concurrent pendant et après sa performance. Connaisseur, son intérêt a monté d’un cran dès qu’il a senti qu’un record du monde était à la portée de l’équipe allemande féminine en piste. L’excitation est allée grandissante jusqu’à ce qu’elle explose dans une grande exclamation de joie et un tonnerre d’applaudissements lorsque le record a effectivement été battu.
Deux autres records, l’un mondial et l’autre olympique, allaient subir le même sort cette journéelà, pour le plus grand contentement de ces quelques Japonais qui ont eu le rare privilège d’assister en personne à des épreuves de leurs Jeux olympiques hors de l’ordinaire.
Éric Desrosiers