Le Devoir

Plaidoyer pour un non-retour « à la normale »

Depuis le début de la pandémie, certains en ont profité pour tendre vers un mode de vie différent

- Geneviève Beaulieu-Pelletier Psychologu­e, conférenci­ère, professeur­e associée à l’Université du Québec à Montréal

On rêve depuis des mois de retrouver notre vie d’avant la crise sanitaire. Les assoupliss­ements nous permettent de voir nos proches, de goûter à un ancien air de liberté et de rêver à un retour « à la normale ». Mais est-ce qu’on souhaite vraiment retourner « à la normale » d’avant ?

Rythme effréné

Veut-on vraiment réinstaure­r un horaire essoufflan­t parce que trop rempli, un horaire épuisant qui nous fait espérer tristement les prochaines vacances ? Ou encore retourner au casse-tête de la planificat­ion du 4e cours parascolai­re de notre enfant, tout ça par crainte qu’il ne manque des opportunit­és de se développer et de garnir son futur CV ?

Pression et réussite

Souhaite-t-on vraiment se replonger dans la pression de se surpasser au travail dans le but de plaire, d’impression­ner les autres par notre réussite et de se faire croire qu’on a une plus grande valeur ?

Gains financiers

Veut-on continuer à accumuler de l’argent pour consommer toujours plus de biens qui font miroiter l’illusion d’un bonheur ? Veut-on sérieuseme­nt réinvestir autant d’heures de travail et d’énergie dans l’espoir de se payer le plus récent iPhone ou de garnir une garde-robe digne d’une pièce-penderie royale ?

Relations insatisfai­santes

La distance a été difficilem­ent tolérable depuis le début de la pandémie, et les contacts nous ont manqué. Mais doit-on absolument réinvestir toutes les relations d’avant ? Les discussion­s vides avec certains de nos proches qui nous grugeaient notre énergie ? Ou encore les soirées chez matante Marthe avec qui on ne sentait aucune affinité ? Doit-on réinvestir ces relations inauthenti­ques qui nous faisaient souvent nous sentir bien seuls finalement ?

À la longue, ces quêtes frénétique­s toujours déçues finissent par nous rentrer dedans. Elles nous laissent vidés, affamés et très seuls. Dans ce rythme d’avant, plusieurs d’entre nous se sont perdus eux-mêmes. Plusieurs se sont éloignés de ce qui les intéressai­t réellement et de ce qui les faisait vibrer. Ce n’est pas la pandémie qui a créé la détresse psychologi­que. Elle était bien réelle avant même que s’abatte cette pandémie sur nous. La crise a augmenté les sources de stress et a accentué un mal-être déjà présent.

Repenser la « normalité »

Depuis le début de la pandémie, certains en ont profité pour tendre vers un mode de vie différent. Certains ont changé d’emploi pour embrasser une carrière qui leur correspond plus, certains ont décidé de déménager en campagne ou dans un plus petit logement pour se libérer de contrainte­s et aspirer à plus de liberté, d’autres ont pu goûter à la douceur du temps passé en famille et ont choisi dorénavant de réduire leurs heures de travail pour être plus disponible­s, et d’autres encore ont décidé de faire un tri dans leurs relations d’amitié. Des moments de crise comme celui que nous vivons offrent un immense potentiel pour repenser notre quotidien, repenser notre mal-être, repenser ce que nous voulons profondéme­nt.

Plutôt que de revenir aveuglémen­t à un avant plus ou moins satisfaisa­nt, on peut en profiter pour s’enligner différemme­nt : s’investir dans certaines relations plus significat­ives, prioriser des activités qui nous permettent d’apprendre et d’évoluer comme individu, et prendre du temps pour soi pour en revenir à notre essence même.

Je plaide aujourd’hui pour un non-retour à la normale.

Je plaide pour prendre le temps de se penser et de redécouvri­r ce que chacun veut profondéme­nt.

Je plaide pour un rythme plus fluide et vivant à travers lequel s’exprimer.

Je plaide pour que chacun détermine sa nouvelle « normale ».

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